In Memoriam Juris Reprehendo (A la mémoire du contrôle de légalité)

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« Mais, c'est le cycle même de la vie : lorsque quelqu'un ou quelque chose meurt, quelqu'un ou quelque chose naît ailleurs »
(OSS 117 - "Le caire, nid d'espions")


En voilà un titre qui, à coup sûr, fera hurler ceux qui reprochent aux juristes d’employer un jargon pour se donner une docte apparence ! Nul doute que Sophie Lapisardi, apôtre du Legal Design (ou l’art de s’évertuer à faire simple et compréhensible), nous en fera le reproche en direct (lire "A vos agendas ! Mercredi 31 janvier, achatpublic invite… Sophie Lapisardi").

Admettons que l’on cède (une dernière fois, promis !) à ce regrettable travers pour constater le déclin du contrôle de légalité. C’est l’une de nos brèves de la semaine qui nous pousse à nous pencher sur cette mort annoncée.


Le préfet de la Haute Saône défère un marché public de travaux passé par la commune de Clairegoutte. Or le juge administratif relève que la communication des actes d’engagement a bien été faite, le 4 octobre 2021, déclenchant le délai de recours contentieux de deux mois imparti au préfet pour déférer le marché public au tribunal. « Dans ces conditions, les demandes du préfet des 21 novembre 2022 et 13 avril 2023 tendant à ce que la transmission soit complétée ont été adressées à la commune de Clairegoutte à des dates où le délai de recours contentieux était déjà expiré ». Autrement dit (et pour faire simple) :" trop tard" ! (lire "Un contrôle de légalité à la bourre… un déféré préfectoral défaillant").

On imagine notre préfet débordé, un service du contrôle de légalité famélique, réduit à gérer l’attrition…
Faut-il s’en réjouir ?
 

Déroutante attrition

Il y a d’abord quelque chose de déroutant, dans la décrépitude du contrôle de légalité : son caractère inexorable. La Cour des comptes fait régulièrement le constat (relire "Le contrôle de légalité en décrépitude"). Elle en constate depuis longtemps l’inefficacité et appelle à sa modernisation (relire "La Cour des comptes s'interroge sur l'efficacité du contrôle de légalité").

"Décrépitude déroutante", parce que la commande publique est toujours considérée comme un sujet de contrôle important, si ce n’est quantitativement, au moins qualitativement. Preuve en est, elle fait partie des « actes les plus significatifs » sur lesquels ce contrôle a été recentré.
Les actes contrôlés par les préfectures ne cessent de croître au fil des transferts de compétences de l’Etat aux collectivités territoriales. « En 2021, 6,12 millions d’actes règlementaires ont été réceptionnés en préfecture, en hausse de 22 % sur six ans ». La commande publique en représente 10 % ; troisième plus gros volume, derrière la fonction publique (16%) et l’urbanisme (28%) relève la Cour des comptes en décembre dernier.

On aurait pu croire pourtant, et sans doute par excès de naïveté, que la mise en place de la procédure de demande de prise de position formelle (décret n° 2020-634 du 25 mai 2020 relatif à la demande de prise de position formelle adressée au représentant de l'Etat (relire "Contrôle de légalité : la « Demande prise de position formelle » du préfet est opérationnelle") pousserait l’Etat à renforcer ses services, pour aller du contrôle au conseil.

Car du travail, il y en a : « les demandes de conseil touchent un peu tous les domaines : composition de la commission d’appel d’offres (CAO), points de procédures, allotissement, prolongation de contrats, avances, avenants … relevions nous il y a quelques années à peine (…) Nous constatons beaucoup de lacunes, dans la mise à jour avec le code de la commande publique (…) Avec la crise, nous avons beaucoup fait de remarques sur la légalité du versement d’une indemnité au cocontractant nous avons eu beaucoup d’avenants et de protocoles transactionnels. Nous avons beaucoup fait de remarques sur la légalité du versement d’une indemnité au cocontractant (…) Nous voulons vraiment éviter un effet d’aubaine éventuel des entreprises. Nous alertons les collectivités en amont, par le conseil, pour qu’elles prennent en considération tous les dispositifs dont l’opérateur économique a pu bénéficier par ailleurs ». Et ça, c’était il y a à peine 4 ans (relire "Dans les coulisses d’un contrôle de légalité").
 

Une mission sans moyen

Ce que révèle le dernier rapport de la Cour des comptes, et qui explique sans doute les affres de notre préfet " à la bourre ", c’est que la mission subsiste... mais pas les moyens. « Les autres ministères participant aux missions de contrôle de légalité et de contrôle des actes budgétaires ont de plus en plus tendance à se retirer de ces missions, pour en faire peser la responsabilité sur les seuls services préfectoraux». L’effort de professionnalisation de ces derniers, recommandé par la Cour, a été insuffisant, en l’absence d’un robuste système de formation de niveau "approfondissement", relève la Cour des comptes.
Elle pointe le dénuement de certaines préfectures : « Celle d’Indre-et-Loire ne contrôle plus les actes de commande publique depuis le départ de l’agent qui en était chargé »...

Maintenir un haut niveau de mission sans en assurer les moyens, c’est une façon d’enterrer le contrôle de légalité.
Faut-il s’en réjouir ?
 

Demain, le Far West ?

La fin du contrôle de légalité en commande publique va de paire avec la professionnalisation des acheteurs publics. Elle s’accommode très bien d'une transparence accrue, et profite de certaines mesures de simplification et de la politique systématique de relèvement de seuils, laissant les acheteurs publics responsables, au sens noble du terme, des choix et de la mise en œuvre des procédures. Est-ce à dire que sans contrôle de légalité, c’est le far West, le règne du "pas vu pas pris"?
Et bien non.

D’abord, parce que les candidats évincés sauront toujours saisir le juge. Et que le juge pénal assure toujours son contrôle (lire par exemple "Données confidentielles communiquées : favoritisme et corruption passive reconnues")
Ensuite, parce que la transparence finira bien par assurer aussi une mission de contrôle, sans doute renforcée par les progrès de l’IA.
Par ailleurs, parce que l'achat, moins "juridique", est toujours plus apprécié sous l’angle de l’efficacité, comme le montre la place croissante des rapports d’observations des chambres régionales des comptes,  dans l’édiction de ce qu’est le " bon achat public", bien "efficace". Un contrôle de l’efficacité de l’emploi des deniers publics renforcé par la mise en œuvre progressive de la réforme ordonnateur comptable (relire "Responsabilité financière des gestionnaires publics : à la recherche du "Préjudice financier significatif")


Finalement, ce que l’on constate, c’est seulement la fin des contrôles a priori.
La décrépitude du contrôle de légalité, même au risque de perdre une forme de mission de conseil, on peut vouloir y voir d'abord l'aboutissement du principe de confiance qui irriguait la décentralisation.