Unification du contentieux des marchés publics : la fin des marchés publics de droit privé ?

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Après cette penché sur les propositions du rapport "14 mesures pour simplifier la vie des entreprises", porté par la majorité présidentielle, (relire "La simplification de la commande publique fuite… un peu"), qui se retrouve dans le prochain projet de loi de simplification (que la rédaction a pu se procurer)... nous revenons cette semaine sur l’une d’entre elles : « l’unification du contentieux des marchés publics » au profit du juge administratif et sur ces conséquences.
Aussi bien le juge administratif que le juge judiciaire s’occupent de contentieux relatifs à des marchés publics. Cette dissociation des compétences entre les deux ordres est une « source de divergences dans le cadre de contentieux en matière de commande publique », d’après les auteurs du rapport.
 

Un ordre administratif plus expérimenté

Il est vrai que les juridictions administratives semblent plus rodées que leurs confrères du "judiciaire" sur ces enjeux ; un volume de litiges plus important leur permet de mieux appréhender la matière (relire "Le droit des marchés publics non maîtrisé par le juge judiciaire - [Tribune] Plaidoyer pour la création d’un bloc de compétence administrative pour l’ensemble des référés précontractuels"). Cependant, il arrive aussi au juge administratif de ne pas toujours maîtriser certaines dispositions du code de la commande publique (relire "Le seuil européen de 750 000 € : pas toujours bien apprécié en marché public").

Les multiples modifications et réformes dans l'achat public n’impactent pas seulement les acheteurs publics ; elles doivent être aussi être absorbées par les magistrats. Parfois, ils n’arrivent pas eux-aussi à suivre la cadence. Derrière la fonction se cache un être humain avec ses qualités et ses défauts ; que l’IA peut-être balayera (relire "Les juristes "marchés publics" menacés par l'IA ?").

Pour l’heure, le Conseil d’Etat veille au grain. Dernièrement, dans une décision, il annule une ordonnance et rappelle (à la sphère de l’achat public) le nouveau principe qu’il a dégagé en juillet 2023, s’agissant de la résiliation unilatérale par l’assureur d’un marché public d’assurance (relire "Un assureur de nouveau contraint de poursuivre l’exécution de son marché public d’assurance)". Quant au juge judiciaire, il n’a pas eu l’occasion de se prononcer à ce sujet sur l’articulation entre ce droit de l’assureur et les obligations du code de la commande publique. Une dualité qui crée de fait une incertitude à l’égard des marchés publics soumis à cette juridiction.
 

L'unification : un objectif louable 

Cette volonté de confier ces litiges au profit du juge administratif apparaît donc louable. Mais ces impacts iront bien au-delà du cadre juridictionnel… nous faisant dire que "simplification" ne signifie pas "simplicité". En effet, en retirant le contentieux des marchés publics du champ des compétences du juge judiciaire, cette unification va faciliter le recours contentieux et réduire le risque de voir la requête à cause d'une incompétence de la juridiction.  Mais elle va conduire à caractériser l’ensemble des marchés publics de "contrat administratif".
Le principe est clair et bien établi dans notre histoire juridique : les juridictions administratives sont compétentes à l’égard des contrats administratifs. Et les juridictions judiciaires compétentes vis-à-vis des contrats de droit privé. A cet titre, l'article 5 du projet de loi portant sur l'unification des contentieux, ne modifie pas le code de justice administrative, mais bel et bien l'article L.6 du code de la commande publique (CCP).

Pour l’heure, la loi confère en effet la qualité de contrat administratif aux marchés publics conclus par les personnes morales de droit public (CCP, art. L. 6). A noter qu'il existe des incertitudes concernant les marchés publics entrant dans le champ du livre V, puisque cette disposition apporte une réserve à leur égard.
D'ailleurs, le nouvel article L. 2521-4 du CCP envisagé par le projet de loi, ajoute expressément que « Les parties à un contrat de droit privé mentionné au présent livre peuvent recourir à un règlement amiable des différends dans les conditions prévues par le code civil et le code de procédure civile ». Nous pouvons en déduire que le juge judiciaire ne serait donc pas dépourvu complètement du contentieux des marchés publics avec cette nouvelle réforme.

S'agissant des marchés publics des autres pouvoirs adjudicateurs, tant que le projet de loi n'est pas adopté, ils sont en principe des contrats de droit privé (relire "Le B.A -BA de l’achat – Pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices")… sauf si, notamment, l’un des cocontractants agit pour le compte d’une personne publique (lire : "Le juge administratif face à un contrat émis par une association ... « non transparente »" - relire "Contentieux en marché public : un ordre juridictionnel pas toujours évident à déterminer" et "Une association "transparente" doit être à l’initiative d’une personne publique").
 

Achèvement du mouvement d’unification entamé par la loi Murcef ?

Avec la loi Murcef (loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001), le législateur avait adossé une bonne partie du contentieux au juge administratif en qualifiant de contrat administratif, quel que soit l’objet du contrat, les marchés publics passés en application à l'époque du code des marchés publics. Il en était presque fini des requêtes déboutées devant l’ordre administratif pour incompétence car le marché public n’avait pas pour objet l’exécution d’un service public ou des travaux public, ou qu’il ne prévoyait pas de clause exorbitante de droit commun… Voire en ce sens le célèbre arrêt du Conseil d’Etat "Société des Granits porphyroïdes des Vosges"(CE, 31 juillet, 1912).

Mais les marchés publics n'étaient pas tous encadrés par le code des marchés publics ; seuls les marchés de l'Etat et de ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, et les marchés des collectivités territoriales et de ses établissements publics étaient concernés. 
La loi n° 91-3 du 3 janvier 1991, puis l'ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005, en transposant les directives européennes, font entrer toute une série d’acteurs dans le giron des marchés publics, notamment des personnes morales de droit privé. Mais ces textes ne sont pas intégrés dans les différents code des marchés publics. Par conséquent, la loi Murcef ici ne joue pas. L'adoption du code de la commande publique n'apportera pas de changement significatif sur ce point. Le juge judiciaire reste alors compétent pour trancher certains litiges en matière de marchés publics (relire "Quel juge pour un marché de travaux du CEA ?").
 

Vers de nouveaux enjeux ?

Cette réforme d’unification du contentieux viendrait alors clôturer le mouvement initié par la loi Murcef. Mais cette fois-ci, d’autres problématiques se poseront. En leur conférant la qualité de contrat administratif, des personnes privées comme des sociétés, des sociétés publiques locales ou des associations, agissant en tant que pouvoir adjudicateur, pourraient notamment prévoir des clauses exorbitantes dans leurs contrats, le résilier unilatéralement, sans devoir agir pour le compte d’une personne publique.
Une perspective qui suscitera probablement le débat chez les praticiens du droit (relire "Tribune] "Clause impliquant un régime exorbitant du droit commun : le Conseil d’Etat n’est pas le Monsieur Jourdain de la jurisprudence" et "Le Conseil d'Etat sonne la fin de la clause exorbitante de droit commun").

Une avancée qui pourrait ravir, de leur côté, ces acheteurs publics du privé qui seraient à même de se référer aux CCAG sans devoir les adapter à leur situation, tâche plutôt fastidieuse.
Mais cette nouveauté à leur égard pourrait aussi amener son lot de contraintes : en cas de bouleversement temporaire de l’économie du contrat, ils pourront être obligés d’indemniser leurs prestataires au titre de l’imprévision, dans les conditions prévues par le code de la commande publique (CCP, Article L.6).

A noter également que la France se distinguerait par cette démarche de nombreux pays européens, puisque la plupart considèrent les marchés publics comme des contrats de droit privé (relire "[Interview] Les marchés publics vus par nos voisins européens"). Une approche qui peut paraître également contradictoire à une époque où l'on tend à rééquilibrer la relation acheteur public/fournisseur (relire "CCAG : les 6 propositions de la DAJ pour prévenir les litiges").

En conclusion, l’unification des contentieux conduirait à une unification des marchés publics des personnes morales de droit public et de droit privé, et des prérogatives qui vont avec.
A moins qu'un tour de passe-passe vienne bouleverser ce schéma...