L’acheteur public, un agent « multi code »... et au-delà !

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Goethe



La crise liée à la hausse des coûts de l’énergie et la prise de conscience environnementale amènent, après l’épineuse question de la révision des prix dans les contrats publics, une autre réponse, cette fois de nature législative. Un projet de loi et une proposition de loi ont été adoptés, ou sont sur le point de l’être (relire "Paiement différé et durée des contrats dans la commande publique : faisons un point fixe !"). 
Les textes présentent un double point commun.
 

Objectif Energie

D’abord leur finalité : il s’agit de favoriser l’indépendance énergétique de la France en permettant, pour l’un des deux textes, le financement des travaux de rénovation énergétique par l’Etat, ses établissements publics et les collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique par le mécanisme de tiers financement. L’autre tend à l’accélération de la production d’énergies renouvelables ; il devrait permettre à un producteur de vendre directement de l’énergie à des prix convenus sur des durées de 15 à 20 ans, durées permettant d’amortir les capacités de production spécialement construites à cet effet. C’est l’avènement du "power purchase agreement" (relire "PPA : maintenant, ancrer territorialement l’achat d’énergie verte" et "PPA : une brèche législative dans le principe de durée limitée des marchés publics").

Second point commun, les deux textes impactent le code de la commande publique, en prévoyant deux exceptions, ou dérogations, à deux principes fondamentaux: l’interdiction du paiement différé et la durée limitée (4 à 5 ans) des marchés publics.
Il ne s’agit pas de s’en offusquer. Ce serait vain. Récemment, le Conseil d’Etat, dans son avis du 15 septembre 2022 sur la modification du prix dans les contrats publics, a permis de revenir sur "un principe" : l’intangibilité du prix. Il a expliqué que justement cette intangibilité, si elle constitue bien un principe de la commande publique, peut cependant connaître des exceptions... « encadrées ».
Il serait aussi très peu raisonnable de s’offusquer de ce que le droit de la commande publique ne se fige pas dans une rigidité le rendant insensible aux impératifs économiques. Sans aller jusqu’à un « quoi qu’il en coûte » juridique, il faut bien que le droit aussi pratique « l’adaptabilité » : encadrer de façon trop rigide, c’est encourager les comportements « hors cadre ».
 

En passant par le code de la commande publique... ou pas

La différence entre les deux textes réside dans le champ juridique choisi. A objectifs quasi-égaux, une loi intègre le code de l’énergie ; l’autre, le code de la commande publique. On peut s’interroger sur ce choix.

Première explication, le Gouvernement et probablement la DAJ n’ont pas voulu trop "charger" directement le code par une nouvelle modification. «De la stabilité !», réclament souvent en premier souhait les acheteurs publics.

Seconde explication : il y a une proximité, voire un ancrage naturel, entre la loi permettent le paiement différé et les « PPP ». Même si le ministre Béchu s’en défend (relire "Paiement différé et durée des contrats dans la commande publique : faisons un point fixe !"). 
Même cohérence s’agissant de la loi PPA ; elle s’inscrit plus dans le champs "Energie" que dans un champ "technique d’achat". En outre, l’inscrire dans le corpus du Code de l’énergie, c’est aussi ouvrir la porte à d’autres aménagements et mécanismes : après tout, si le PPA a pour objet de favoriser l’implantation et la production d’énergie renouvelable locale, des mécanismes favorisant la production d’autres sources d’énergie renouvelable pourraient rejoindre aussi le code de l’énergie, et pour les mêmes raisons notamment tenant à la nécessaire durée longue des contrats (relire « [Tribune] "La durée des contrats est, aussi, un frein à l'implantation du développement des centrales de production d'hydrogène").
 

Et l’acheteur public dans tout cela ?

D’aucuns y verront une source de stress, ou à tout le moins une forme d’inconfort ; d’autres, la preuve qu’ils sont au cœur de l’action : décidément, l’achat public ne se réduit pas au code de la commande publique ! Outre donc le code de l’énergie, les délégations de service public se nichent dans le Code général des collectivités territoriales ; la valorisation du domaine public dans le Code général de la propriété des personnes publiques ; les contrats publics d’assurance dans le code des assurances, les concessions d’aménagement dans le code de l’urbanisme... et la probité dans le code pénal. Décidément, l’acheteur public est multicode !

A cette diversification des corpus juridiques régissant, en tout ou partie, partiellement ou à titre principal, l’achat public, il faut aussi relever la tendance à une « segmentation thématique » du droit de la commande publique. On pourrait par exemple parier que l’achat de denrées alimentaires finira par trouver une sorte de régime spécial, ne serait-ce qu’au titre de la reconquête d’une certaine souveraineté économique (relire "Réindustrialisation par la commande publique : les prises de position liminaires). Le soutien à certains secteurs industriels, comme le BTP, bénéficient déjà de certains aménagements, avec notamment des seuils dédiés. Des secteurs comme l'"innovation" bénéficient aussi de "dérogations" (relire aussi "Réindustrialisation par la commande publique : les prises de position liminaires"). 

Et l'on sait aussi que dans le cadre européen, un lobbying intense se dévoile pour « assouplir » le droit communautaire (relire " Le Parlement européen résolu à un «Buy european act »" - "Europe : assouplir la commande publique, un objectif partagé" et "La directive "Marchés publics" bientôt sur l’établi de la simplification ?").

Les plus prudents y verront le risque de fissuration et de perte d’homogénéité ; les plus allants se réjouiront d’une commande publique ... « agile ».