L'achat public, entre angélisme et pragmatisme

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"En permettant aux uns de duper les autres, la naïveté est un élément trop capital du bonheur humain, pour qu'on ne lui doive pas de l'indulgence"
Henry De Montherlant


« Sans dialogue, c’est le blocage ! ». On parle ici d’achat public, bien entendu (quoi d’autre ?).
C’est dans la nature même de l’institution du Médiateur des entreprises que de considérer qu’il n’y a rien de pire que les portes hermétiquement fermées et le refus d’échanger. C’est dans sa nature, aussi, de vouloir toujours voir le verre à demi plein, les comportements vertueux, plutôt que l’inverse.
 

Postures gagnantes

« Les postures coopératives sont toujours gagnantes ; en revanche, les comportements peu vertueux sont toujours perdants » assène Nicolas Mohr, directeur général du Médiateur des entreprises, à l’occasion de la conférence de presse de remise du rapport d’activité 2022 (lire "Médiateur des entreprises : « Halte à la défiance ! Le dialogue reste la seule réponse possible »").

Bien sûr, les journalistes sont plutôt à l’affût de ce qui ne fonctionne pas bien. Ils préfèrent le "Name & shame" au "Name & glorify". Pas le Médiateur des entreprises : c’est tout ce qui va dans le sens de la fluidité des échanges économiques qui doit être mis en avant : respect des délais de paiement, avances... et donc, dialogue plutôt que contentieux. Ce positivisme de Pierre Pelouzet se manifeste particulièrement quand les journalistes cherchent encore à le faire parler des comportements opportunistes en ces temps de crise (pour ne pas parler de comportements spéculatifs) : « le sentiment de comportements opportunistes relève bien souvent sur l’incompréhension sur la constitution des prix et la réalité des coûts ».

Angélisme ou pragmatisme ?
Par ces temps de hausse des prix, de tensions sur les approvisionnements, Pierre Pelouzet ne cesse de répéter à l’envi son crédo : il est de l’intérêt de l’acheteur de voir maintenu le tissu économique et de s’assurer, dans la plus grande mesure possible, de la survie de ses prestataires. Cela passe par l’écoute et l’anticipation. « Notre principe de base, c’est de renforcer la confiance. En fait, nous avons un rôle d’anti défiance ! ».
 

Plus pragmatique que moral

Savoir renouer, le dialogue c’est aussi à gros traits le principe des dispositions de la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture, dans ses dispositions "correctrices" sur l'exclusion de candidatures (lire "Exclusion de candidature pour condamnation antérieure, sauf si..."). Doit-on y chercher aussi une forme d’angélisme dans la réglementation de la commande publique ? Ne nous leurrons pas.

Gardons en tête, d'abord, les éclairages de cet ex-agent de la DGCCRF. Nous pensions, avant de l'entendre, que les possibilités, régulièrement étendues, pour un candidat de régulariser une offre répondait à la nécessité de fluidifier l’acte économique d’achat, en permettant de "corriger" les erreurs petites erreurs de son dossier de candidature. C’est possible. Mais nous avons aussi appris que cette jurisprudence constante a aussi pour effet de freiner les ententes entres candidats, qui, « "sous prétexte" d’une erreur dans leur offre, pouvaient ainsi céder la place à l’un de leurs compères avec lequel ils s’étaient entendus. « Déposer un dossier rapidement en ayant la certitude de ne pas être retenu était facile, il y a encore peu de temps ( ...) L’évolution du droit de la commande publique, d’abord en admettant la possibilité pour un pouvoir adjudicateur de faire compléter une candidature, ensuite en supprimant l’obligation de signature de l’acte d’engagement au stade de la remise des offres, et en autorisant la régularisation des offres irrégulières, contraint à davantage d’ingéniosité les entreprises membres de l’entente pour mener de telles manœuvres frauduleuses » (relire "Démarches à suivre en cas de soupçon d’entente anticoncurrentielle").

Autrement dit, ne soyons pas naïfs sur les véritables raisons d’un assouplissement. Il peut y avoir du soutien aux entreprises ; mais aussi d’autres objectifs... moins apparents.
 

Angélisme et ... "bienveillance" ?

Nouvelle manifestation de l’esprit "pragmatique" de la commande publique : pour bien acheter, il faut le bon partenaire, au bon moment. Il n’y a donc probablement aucune considération d’ordre moral dans les dispositions de loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture ( lire "Exclusion de candidature pour condamnation antérieure, sauf si...."). Elle réajuste l'article L. 3123-1 du code de la commande publique qui ne permettait pas, dans sa rédaction antérieure à la loi, à un opérateur économique, qui aurait été condamné par un jugement définitif pour une des infractions qu'il énumère, de démontrer sa fiabilité "nouvelle".

Il y avait une obligation juridique à adopter ces dispositions "anti bannissement définitif". La France s’était faite taper sur les doigts par la CJUE en n’accordant pas le "pardon" à un "délinquant" qui, par la suite, sait se montrer vertueux et établit qu’il a mis fin à ses mauvaises pratiques (relire "Interdictions de soumissionner : la France se fait taper sur les doigts par la CJUE").

S’agirait-il alors d’un adage selon lequel il faut savoir tendre la joue gauche et pardonner ? Probablement pas : le droit de la commande publique est d’essence européenne. Il mise sur la saine concurrence et la libre circulation des biens et services. Or donc, plus il y a de concurrents, plus il y a de concurrence. Point de jugement moral : ce sont les offres que l’on juge !

Encore que "pragmatisme" n’est pas, encore une fois, "naïveté". Le "Name & shame" des fournisseurs peu fiables, que Pierre Pelouzet ne goûte guère, n’est pas une pratique contraire au droit de l’Union européenne : il suffit d’en respecter le cadre, a rappelé récemment la CJUE. Elle considère, à l’occasion d’une question préjudicielle de la Cour suprême de Lituanie, qu’est envisageable la création d’un portail dans lequel sont mentionnés les fournisseurs défaillants (relire "Black-lister les fournisseurs peu fiables : une pratique licite ").
 

Toujours plus !

Du pragmatisme, il y en a sans doute aussi dans la loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables publiée au Journal officiel du 11 mars. Elle crée un cadre juridique spécifique et organise la coordination des contrats de vente directe entre des producteurs et des consommateurs finals ("Power Purchase Agreement" ou "PPA"). Un nouveau cadre qui bouscule quelques fondamentaux de la commande publique, et notamment celui de la durée limitée des marchés publics (lire "PPA : une brèche législative dans le principe de durée limitée des marchés publics").

Dans les grandes lignes, les dispositions commande publique de ce texte "visent à accélérer l'entrée en vigueur de la réforme des dispositions de la commande publique issue de la loi Climat et résilience" et à répondre à la problématique de la hausse des prix de l’énergie. "il s’agit de répondre au double défi d'acceptabilité locale et territoriale, d'une part ; d'accélération et de simplification, d'autre part" indique l’exposé des motifs.

Pragmatisme dans la mise en œuvre : ces contrats particuliers de vente nécessitent une durée longue pour tenir compte des investissements ? Aménageons un régime spécial ! Ce serait risqué de modifier à cet effet le code de la commande publique ? Passons par le code de l’énergie !
Mais derrière tout cela, n’y a-t-il pas de l’achat local en germe ? C’est encore trop tôt. Pour cela, attendons un autre véhicule législatif et surtout, disons le autrement (lire "Réindustrialisation verte : « du carbone dans la commande publique »").


Oui, parce que aussi, parfois, les avancées pragmatiques ne gagnent pas à s’annoncer immédiatement et franchement....