L’achat public, à l’heure du resserrage de boulons... un retour de boomerang ?

partager :

 
« L'abondance est le fruit d'une bonne administration »
Jean Jaurès



La fin du "Quoi qu’il en coûte" est en marche, comme une nouvelle étape (pour ne pas écrire « la fin d’une forme d’abondance » ?...).
Quels impacts immédiats sur la commande publique ? Probablement aucun à court terme ! Parce que en réalité, une impulsion politico-financière ne se traduit rarement directement, et jamais immédiatement, dans le contrôle des juges. Il y a comme un temps de décalage.

Cependant, il faut s'attendre à un retour de boomerang. Arrivent désormais au contentieux quelques litiges nés de ce que le juge, administratif comme financier, pourrait considérer comme des libéralités de la part d'acheteurs publics qui ont voulu, conformément aux incitations politiques du moment, soutenir les entreprises.
 

Le « quoi qu’il en coûte » sur la sellette

En préliminaire, notons que le "Quoi qu’il en coûte" peut paraître difficile à avaler pour les acheteurs bien souvent biberonnés au sacro-saint principe de la préservation des deniers publics… Le Conseil d’Etat (CE 16 décembre 2022, SNC Grasse-Vacances, req. n° 455186) a dû rappeler que l’indemnité ne doit pas conduire, au détriment de la personne publique, à l'allocation au cocontractant d'une somme excédant le montant du préjudice du cocontractant.

Observons également que le juge administratif commence à vérifier, au cas par cas, que les conditions d’enclenchement d’un achat en mode "Quoi qu’il en coûte" étaient réunies : « l'allongement des délais contractuels accordé par le pouvoir adjudicateur, pour un total de 128 jours, ainsi que la possibilité de poursuive les communications et les études par télétravail, empêchent de considérer que la crise sanitaire ait été constitutive, en l'espèce, d'un cas de force majeure irrésistible susceptible de justifier l'important dépassement en litige des délais d'exécution du marché » (relire "Le covid était-il un cas de force majeure ?").

Le juge financier commence aussi à mettre son nez dans les marchés passés sous l’égide du principe du « Quoi qu’il en coûte ». Par exemple, la Chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes a publié un rapport d'observations sur les interventions économiques de la Métropole de Lyon pendant la crise sanitaire. Elle relève que si la métropole a bien, aidé ses fournisseurs « elle n’a pas réalisé d’estimation, même sommaire, du coût de ce dispositif » (relire "Le « quoi qu’il en coûte » ne dispense pas préalablement d’une analyse du coût").

Message : le "Quoi qu’il en coûte" ne peut signifier "perte de contrôle"...
 

Perte « volontaire » de contrôle ?

La perte de contrôle ... rien de tel pour agacer la Cour des comptes. Un agacement en forme d’avertissement clairement exprimé à l’occasion de son rapport annuel rendu public le 10 mars dernier : « L’ampleur des dépenses engagées en réponse aux crises sanitaire et énergétique brouille l’appréciation de l’évolution de la dépense publique totale et les conditions de sortie du "quoi qu’il en coûte" » (relire "Rapport annuel de la Cour des comptes : « ça ne va pas ! »").

Rappelons un principe que les acheteurs publics ne peuvent ignorer : d’un point de vue gestion financière, le "Quoi qu’il en coûte" n’existe pas : les collectivités doivent voter un budget en équilibre. Les impulsions politiques, destinées au soutien des entreprises venues, d’en haut pendant les crises successives, ne valent rien devant les règles de gestion locale...

Un autre "détail" à prendre en compte : l’indemnité pour imprévision, de nature "extracontractuelle", bascule dans la section de fonctionnement d'une collectivité. Autrement dit, chaque indemnité pour imprévision acceptée par une collectivité grèvera directement son budget de fonctionnement...
 

Les contrecoups de l’imprévision

De fait, peut-être plus que le mécanisme de révision des prix des contrats, que le Conseil d’Etat a finalement tranché par son avis du 15 septembre 2022, c’est la mise en œuvre de l’imprévision qui risque de revenir en boomerang. Très rapidement, certains avocats ont alerté les acheteurs publics.

Dès décembre 2022, Me Yvon Goutal les mettait en garde et les invitait à se méfier de la mise en œuvre dispositifs de soutien qu’on ne manquera pas de leur reprocher par la suite : « Ne vous mettez pas en danger ! Gare aux libéralités ! Inévitablement, on vous demandera des comptes ». Il rappelait au passage que le fondement juridique de l'imprévision n'a en réalité rien à voir avec la sauvegarde de la marge des entreprises, mais avec la poursuite du service public... (relire "Hausse des prix dans les contrats publics : « Restez calmes et ne cédez pas aux pressions !»").

Me Nicolas Charrel (lire "La nouvelle approche de l’imprévision se fait au détriment des intérêts des acheteurs publics") prédisait que les évolutions apportées aux conditions de versement de l’indemnité d’imprévision feraient des acheteurs publics et les autorités concédantes les grands perdants de la crise liée à la hausse des prix. Son inquiétude ? L’analyse de la DAJ, selon laquelle l’assiette du bouleversement de l’économie du contrat ne se calcule pas au regard du montant total, mais sur une période donnée. « Le versement de l’indemnité d’imprévision n’est plus conditionné, de fait, par un bouleversement de l’économie générale du contrat. » Selon l’avocat, cette position de la DAJ accroit le risque pour les acheteurs et des autorités concédantes de devoir prendre à leur charge la quasi-totalité des surcoûts, au titre de l’imprévision, afin que l’exécution de leurs contrats puisse se poursuivre (relire "Pas d’intangibilité pour l’imprévision : l'indemnité revue par le Conseil d’Etat ... et la DAJ").
 

Et maintenant, une question « politique » ?

Ne nous leurrons-pas sur les ressorts d’une question parlementaire. Peut-être le sénateur (Rhône - Les Républicains) Étienne Blanc avait-il lu dans nos colonnes cette autre alerte lancée par Me Ariane Bardoux : « la DAJ, dans sa fiche technique, revient, s'agissant de l’imprévision, sur l’assiette du bouleversement de l’économie général du contrat... un point que l'avis du Conseil d'Etat n'aborde pas » ("Pas d’intangibilité pour l’imprévision : l'indemnité revue par le Conseil d’Etat ... et la DAJ").

Peut-être aussi l’occasion "politique" était- trop belle. Le sénateur interroge le Ministre Bruno Le Maire au sujet de l’imprévision : « vos services (la DAJ) sont –ils en phase avec le gouvernement et la « circulaire Borne » au sujet de la période à prendre en compte pour observer un bouleversement de l’économie du contrat permettant de déclencher l’indemnité pour imprévision ? » (lire "Imprévision : Quelle est la période pour considérer le bouleversement de l’équilibre du contrat ?").


Pour ma part, je continue à cogiter sur le sens et la portée pratique de la réponse du ministère de l’Economie : l’équilibre s’apprécie sur la durée contrat ; le bouleversement, par période d’imprévision...
Avec cette autre réflexion : si une impulsion politique sur la commande publique devient un sujet politique "sur commande"... il faut encore s’attendre à des heures joyeuses !