Quand l’épée de Damoclès devient bouclier

  • 14/02/2020
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« Entre une mauvaise cuisinière et une empoisonneuse, il n'y a qu'une différence d'intention »
Pierre Desproges


Décidemment, le manichéisme n’a pas sa place en droit, et en droit de la commande publique particulièrement. Prenons l’exemple de la protection de l’environnement, sujet ô combien sensible. On aurait pu s’imaginer qu’alors que le dérèglement climatique n’est plus sérieusement contesté, le législateur se jetterait sur cet enjeu. Après tout, l’adoption de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (lire "La loi économie circulaire : ce que les acheteurs doivent retenir") montre que cela est possible.
Cette semaine, nous nous sommes penchés sur cette tentative parlementaire d’inscrire dans la loi une nouvelle interdiction de soumissionner, en cas de condamnation d’une entreprise pour crime ou délit environnemental (lire "Les délinquants environnementaux peuvent toujours candidater à un marché public"). Un échec : « Les opérateurs condamnés à un délit environnemental peuvent toujours candidater à un marché public », se désole le député Christophe Bouillon (PS-Seine-Maritime). Etait-ce pour le législateur aller trop loin ? Les enjeux économiques ont-ils semblé trop importants ?
 

Principe et méthode

Sur le principe, la porte reste ouverte : la commande publique est reconnue, voire consacrée, comme un levier au service des politiques publiques. Finie, l’approche purement technico-juridique : à nos élus de s’emparer de la commande publique comme vecteur de leurs politiques (lire la tribune de Marina Brodsky "Et si les élus s’appropriaient la commande publique et son pilotage ? ") ! Techniquement, ce serait assez simple, puisqu’il existe déjà un support législatif : l’article L. 2141-1 du code de la commande publique énumère les infractions pour lesquelles un opérateur condamné à titre définitif est écarté de plein droit d’une passation. L'article L. 2141-4 prévoit lui des interdictions de soumissionner du fait de condamnations "sectorielles". En dehors de ces dispositions, l’environnement est-il donc exclu du champ protecto-répressif de la commande publique ? Pas tout à fait. On peut lister diverses dispositions spécifiques protectrices disséminées dans divers codes. Surtout, on peut compter sur le juge pénal.
 

Champ protecto-répressif

C’est assez paradoxal : d’habitude, le juge pénal est plutôt perçu comme une menace, une "épée de Damoclès" suspendue au dessus de la tête de l’acheteur public, même agissant en toute bonne foi (relire la tribune d’Alain Lambert "Lever les tabous : supprimer les dispositions pénales du droit de la commande publique"). Ces pouvoirs « extraordinaires » du juge pénal seraient un frein à l’innovation, à l’accès à la commande publique des PME. Lutter contre le réflexe qui amène à se surprotéger juridiquement reste l’un des défis à relever pour les services achats. Régulièrement, on fustige la trop large définition du délit de favoritisme. Si large que certaines sanctions semblent peu justifiées : une simple erreur de procédure peut dégénérer en infraction pénale. D’où cette demande récurrente de clarification du délit de favoritisme, pour en revoir l’élément d’intentionnalité.
 

Pouvoirs et autonomie

Des pouvoirs exhorbitants et dangereux ? Pondérons quelque peu… Ce qui permettra assurément de sanctionner, via l’interdiction de soumissionner à un marché public, une entreprise ayant porté atteinte à l’environnement, c’est bien cette autonomie du juge pénal. Elle désigne la liberté d’appréciation dont dispose le juge répressif confronté à des notions non pénales, liberté pouvant aller jusqu’au rejet de définitions extra-pénales. L’article 111-5 du code pénal donne même pouvoir au juge répressif d’interpréter un acte administratif et d’apprécier la légalité de celui-ci si l’issue du procès en dépend. Surtout, le juge pénal a la faculté d'exclure l'opérateur des marchés publics à titre définitif ou pour une durée de cinq ans au plus (Code de l'environnement, art. L.173-8)

Alors demain, c’est peut être bien le juge pénal, fort de son autonomie, qui donnera vie à certains textes protecteurs et/ ou sociaux. Un exemple : la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a étendu l’exclusion de toute candidature aux entreprises qui ne respectent pas les dispositions relatives à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ainsi qu’à celles qui ont été condamnées pour discrimination… Pour l’instant, un texte d’intention qui se heurte à l’absence de transparence (consulter notre dossier "Secret des affaires").

 

Jean-Marc Joannès