Les aventureux et les pointilleux

  • 19/11/2020
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"La plus grande liberté naît de la plus grande rigueur"
Paul Valery


Il est peut-être temps d’essayer de tirer parti de ces moments de calme que le confinement nous permet de nous octroyer. On quitte sa messagerie. On  cesse de guetter ses alertes et autres réseaux sociaux. On crée un climat propice à la réflexion. Pour ma part, un bon café, issu du commerce équitable, cela va sans dire, et en fond sonore, les Pièces Froides d’Erik Satie… Parfait. Même s’il manque la cheminée et le chat…
Alors, où en sommes-nous ?
 

L’offensive de la souplesse

A l’heure à laquelle ces quelques lignes sont jetées, le Conseil constitutionnel, saisi le 3 novembre dernier, n’a toujours pas rendu sa décision sur la loi pour l’Accélération et Simplification de l’Action Publique. Cette loi "ASAP", qualifiée de "loi fourre-tout", voire de "loi gloubi-boulga" tellement elle brasse large, joue sa mission de navire amiral de l’offensive général pour l’assouplissement de l’achat public. Qu’on en juge : relèvement des seuils, introduction d’un motif d’intérêt général pour passer des marchés sans appel d'offres ni publicité préalable... Un texte qui cristallise toutes les craintes (relire "Projet de loi ASAP : "en route vers l’opacité" selon Anticor et Transparency International").
La loi ASAP, en bon navire amiral, n’avance pas sans escorte. Cette semaine, achatpublic.info a identifié de nouveaux textes, moins "visibles", qui révèlent l’inquiétude des politiques face à une commande publique qui s’effondre (relire "Commande publique : une chute record de -22 % en 2020").

D’une part, le Sénat examine une proposition de loi pour adapter les règles de passation des marchés publics locaux aux conséquences de la crise sanitaire. Objectif : permettre d'inclure un critère géographique dans la passation des marchés publics en dessous d'un certain seuil (lire "Une énième modification du code de la commande publique à venir ?").
Sans surprise, et comme pour parer les critiques sur une tentative d’instauration de ce localisme tant honni par le droit de la commande publique, les auteurs de la proposition de loi fixent des limites : ce serait « de façon temporaire », et seulement pour « la passation des marchés publics en dessous d'un certain seuil.» Elle ne fait que reprendre une demande récurrente des élus locaux (relire "Les maires plaident pour le critère géographique...même temporairement"). Mais elle pourrait aussi devenir la porte de sortie pour dépêtrer le Gouvernement, qui ne cesse de composer entre des exigences contradictoires (relire "Préférence locale : les trucs et astuces du Gouvernement" et "Acheter local : ce n’est pas légal mais…").

D’autre part, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2021, un amendement entend ouvrir un peu plus les conditions pour pouvoir recourir aux marchés de conception-réalisation, dans le cadre de la mise en œuvre des crédits ouverts sur la mission Plan de relance et jusqu'au 31 décembre 2022 (relire "Vers un assouplissement des conditions de recours aux marchés de conception-réalisation ?").

Pour Alain Lambert, Président du Conseil national d’évaluation des normes, l'impératif retour à l’achat local et à l’efficacité de la commande publique sont deux conditions nécessaires… et mutuellement réciproques (relire "Des mesures concrètes pour une rupture totale avec les dogmes de la commande publique").

 

La constance du droit

Ce que révèle aussi achatpublic.info cette semaine, c’est qu’à côté de ces grandes manœuvres, le juge œuvre à éclaircir tous ces points encore non résolus, ou sujets à débat, du droit de la commande publique, avec constance et régularité. Qu'on en juge :

On se préoccupe ainsi de la nature et de la portée des informations à communiquer aux candidats évincés (lire "Information du candidat évincé : à la recherche du juste équilibre").

On glose sur l’élément intentionnel, en principe essentiel pour caractériser un délit, et pourtant mis de côté en matière d’achat public, au grand dam des acheteurs (lire "Le délit de favoritisme : une infraction contestable"). Ce qui avait déjà fait rager dans nos colonnes Alain Lambert : « Les sanctions pénales que la France a cru nécessaire d’introduire dans le droit de la commande publique font de notre pays une exception mondiale ! » (relire "Lever les tabous : supprimer les dispositions pénales du droit de la commande publique").

On continue de préciser le régime de la sous-traitance (lire "Sous-traitance non déclarée : le juge n’aime pas les tentatives de déclaration « rectificatives »" et "Sous-traitance non déclarée : la mise en œuvre de la responsabilité du maître d’ouvrage"), qui inquiéte au plus au point (relire "La sous-traitance sous observation : diagnostic et ordonnance de l'OECP").

On s’interroge sur la liberté de l’acheteur public quand il officie sous les seuils (lire "Toujours des zones d’ombre dans la procédure sans publicité et ni mise en concurrence"), tandis que le juge pousse à sa façon, à la dématérialisation de la commande publique (lire "Bug informatique: quand l’acheteur est diligent, le juge se montre bienveillant !") ... et sans complaisance avec les maladresses des préfets (relire "Le préfet et Télérecours : histoire d’une incompréhension") !


Ces deux approches, entre les rigoureux et les aventureux, sont-elles antinomiques ? Sans doute non : toute entreprise aventureuse nécessite un travail correctif. Moins médiatique, moins soumis aux aléas de l'urgence, l'oeuvre des "pointilleux" est toute aussi essentielle…

 
Jean-Marc Joannès