Turpitudes du législateur… incertitudes de l’acheteur public

  • 24/06/2021
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"La politique, c'est l'art de chercher les problèmes, de les trouver, de les sous-évaluer et ensuite d'appliquer de manière inadéquate les mauvais remèdes"
Groucho Marx

L’examen par le Sénat du projet de loi "Climat et résilience" se révèle d’une extraordinaire richesse. Pas nécessairement au regard du texte tel qu’il en sortira fin juin, mais en s’arrêtant sur ce que trahissent d'ores et déjà les échanges entre sénateurs, rapporteur de la commission des lois et ministres (Sénat - séance publique du 16 juin 2021'après-midi).
Il serait très long d’examiner et de suivre le destin des quelques 2 000 amendement déposés (le Gouvernement en ajoutant même à son propre texte). Long et peut être vain, même en ramenant l’étude à ceux qui ne concernent "que" la commande publique. De toute façon, il y aura bien une commission mixte paritaire (CMP). Si elle s’avère non conclusive, l’Assemblée nationale reprendra la main et marquera le texte initial de sa griffe (ce dont elle ne s’était déjà pas privée lors de son passage en première lecture).
A ce stade, il est encore impossible de prévoir jusqu’où le "curseur" verdissement de la commande publique sera poussé.
 

Convention citoyenne : du rêve aux réalités

C’est l’article 15 du projet de loi qui concerne principalement le code de la commande publique. Il tente de prendre en compte certaines des idées issues de la Convention citoyenne pour le climat (relire "Commande publique : pourquoi ils ont réinventé l’eau tiède"), certaines de leurs propositions ayant assez rapidement fait tiquer les acheteurs (relire "Il ne faut pas que la mise en place d’une clause environnementale devienne un « casse-tête » pour l’acheteur" et "«Une clause environnementale obligatoire ? C’est risqué, de vouloir inscrire une pétition de principe dans le code ! »").

De la séance du 16 juin (Séance publique du 16 juin 2021 - après-midi), et après son passage compliqué en commissions du Sénat (relire "Le PJL « Climat et résilience » étrillé par les commissions du Sénat"), on retiendra surtout la position inconfortable du Gouvernement, avec des sénateurs "taquins" s’amusant à le pousser dans ses retranchements. Et ça marche !
 

Sénateur taquin 

Combien de fois le rapporteur de la commission des lois s’en est-il remis à l’avis du Gouvernement, sur des questions sensibles ? Par exemple, sur l‘ajout d’une nouvelle dispense de mise en concurrence formalisée pour les marchés qui « répondent à un objectif écologiquement responsable ». Selon le sénateur défendant l’amendement soumis au vote : « Je le reconnaîs, mon amendement est ambitieux, mais j’essaye quand même ! ». Réponse carrée, mais "en même temps" feinte d'incertitude du rapporteur de la commission du Sénat : « la poursuite d’un objectif écologiquement responsable n’est pas suffisamment compte tenu du caractère particulièrement vague de cet intitulé ... mais je m’en remets néanmoins à l’avis du Gouvernement. »
Olivia Grégoire, secrétaire d'État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable, est obligée de répondre aux deux sénateurs : « une dispense totale de procédure pour les marchés poursuivant un objectif écologique porte atteinte aux principes de la commande publique ».
Une certitude affichée qui colle mal avec la dispense de procédure pour les marchés répondant à un "critère d’intérêt général"(relire "Seuils : Zapper le mécanisme de seuil au profit de la notion d’intérêt général ? Ça réagit !" ;  "Critère d’intérêt général : « les explications » de la DAJ" et "Amendement "Intérêt général" : le juridique débordé par le politique"), votée dans le cadre de la loi "Asap" (mais dont on attend toujours, malgré l’urgence, le décret en Conseil d’Etat "explicatif"…). Ca, c’est pour le coté "taquin" du Sénat.
 

Gouvernement dans ses retranchements… juridiques

Mais les échanges montrent aussi un certain malaise du Gouvernement, coincé entre annonces politiques et contraintes juridiques. Nombre de fois, Olivia Grégoire ou Bérangère Abba (secrétaire d'État auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée de la Biodiversité) ont dû presque s’excuser de leur avis défavorable à l’adoption d’un amendement : « Croyez moi, sur le fond, je voudrais en faire plus… » ; « Je partage bien sûr évidement pleinement vos intentions, mais... » ; « Même si je comprends la portée de l’amendement, je dois y porter un avis défavorable » Et parfois, de guerre lasse, « Bien sûr, c’est éminemment symbolique, … mais en matière d’environnement, tout peut être symbole. » On est pas loin du " J'voudrais bien, mais j'peux point"...

En dernier recours, on invoque la charge des acheteurs publics. Par exemple, s’agissant de l'interdiction de soumissionner pour les entreprises qui n’ont pas publié leur plan vigilance : « Je suis contre que l’idée que ce soient les acheteurs publics qui contrôlent la défaillance des entreprises dans leur devoir de vigilance ». On s’appuie aussi sur le risque d'émergence contentieuse : « Nous souhaitons tous que le droit de la commande publique soit un droit fiable, robuste, qui ne fragilise ni les acteurs, ni les soumissionnaires et qu’il n’ouvre pas la voie à un contentieux qui rendrait tout le monde perdant ».
 

Acheteur public dans l’incompréhension

Là, c’est plus embêtant. Parce que l’acheteur public, juriste ou non, n’aime pas l’incertitude. Et la fiabilité n’est pas toujours au rendez-vous, ces temps-cis. Prenons l’exemple des acheteurs publics aménés à passer ou faire exécuter des marchés relatifs à l’organisation de fêtes et autres festivals estivaux (lire "Événements et festivals de l’été : acheter au doigt mouillé") : « Le plus souvent contradictoires, les décrets se suivent qui nous obligent à changer notre fusil d’épaule au dernier moment ». Les décisions, c’est assez extraordinaire pour le souligner, sont alors prises par les fournisseurs : « Ce sont parfois les fournisseurs qui appellent la mairie pour la prévenir qu’ils ne répondront pas aux marchés s’ils venaient à être lancés ».

Autre exemple de cette "pression" mise sur le Gouvernement, coincé entre les impératifs du droit de la commande publique, les objectifs de la loi Egalim en matière de restauration collective et la demande d’achat local (lire "Restauration collective : l’achat local à la rescousse du durable. « Oui… mais il y a le code»") : un sénateur (décidemment...) demande au Gouvernement quelles mesures il compte prendre afin de comptabiliser les produits locaux dans l'objectif de 50 % de produits durables et de qualité dans l'approvisionnement de la restauration collective prévu par la loi Egalim. « L'approvisionnement local est parfois plus vertueux en matière environnementale que l'approvisionnement en produits comptabilisés dans l'objectif ». En outre, l'achat local assumé permettrait de répondre à une offre parfois insuffisante. La réponse du gouvernement est en deux temps :
  1. nous venons de publier un guide ( relire "Un guide Marchés publics pour la restauration collective en gestion directe") ;
  2. « Les discussions en cours sur le projet portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, permettront en outre d'envisager de nouvelles pistes pour encourager les acheteurs publics à s'approvisionner en produits issus de circuits courts dans le respect du droit ».

Ah…voilà que ça tourne en boucle. Après l’économie circulaire, on découvre la législation circulaire…
 
Jean-Marc Joannès