Prix dans la commande publique : « La fin des ambiguïtés »... le rideau s'abaisse ?

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« Exception. Dites qu'elle confirme la règle. Ne vous risquez pas à expliquer comment »
Gustave Flaubert


C’était vraiment une belle semaine, intense, comme on les aime ! L’avis du Conseil d’Etat sur la prise en compte de la hausse des prix dans les contrats publics est rendu public, escorté par une fiche technique de la Direction des affaires juridiques de Bercy. Dans la foulée, Bruno Le Maire annonce une série de mesures de soutien aux entreprises du BTP, et modifiant, à terme, le code de la commande publique (lire "Marchés de travaux : de nouveaux assouplissements pour les entreprises"). Aussitôt, nous recueillons les premières analyses du monde de l’achat public, puis sollicitons Laure Bédier (DAJ) pour plus d’explications (lire "Laure Bédier (DAJ) : « Les réponses du Conseil d'Etat à nos questions ont permis de lever des ambiguïtés»").
Intense semaine, donc. Il est temps désormais de tenter de prendre un peu de recul. Que retenir de tout cela ? Décomposons ce drame en trois actes...
 

ACTE 1 : ça se crispe !

Acheteurs publics comme entreprises sonnent le tocsin. Un front commun acheteurs publics /fournisseurs inédit s'organise, pour affirmer qu’il est urgent de permettre la révision sèche des prix dans les contrats publics, sous peine de voir les prestataires étouffés économiquement et ne plus pouvoir exécuter les prestations. Tocsin, car il en va ni plus ni moins que de la continuité des services publics. L’affaire de l’arrêt "sans sommation" de l’exploitation de piscines en gestion déléguée par l’entreprise "Vert Marine" attise les inquiétudes (relire "L’envolée des prix de l’énergie fait-elle voler en éclat les principes de la commande publique ?").
Mais pour la DAJ, il y a un principe : l’intangibilité du prix."On ne touche pas au prix dans les marchés public !"
C’était la phase "blocage" du drame...
 

ACTE II : le Conseil d'Etat met de l'huile dans la mécanique

Le Conseil d’Etat intervient, sollicité par le Gouvernement, lui-même poussé à le faire par les associations d’élus locaux (relire "Prix dans les marchés publics : les associations d'élus écrivent à Bruno Le Maire"). Sa réponse est désarmante de simplicité : "Il y a un principe. Et donc une exception, qui permet la révision sèche des prix. Autre chose ?" C’est très grossièrement résumé, mais il y a une part de réalité. Pour preuve, les réactions. Pour la DAJ, « les ambiguïtés sont levées » (lire l’interview exclusive de Laure Bédier : "Les réponses du Conseil d'Etat à nos questions ont permis de lever des ambiguïtés").

Pour les acheteurs publics, l’avis rendu est une bonne chose, mais en réalité assez logique. Ils le considèrent majoritairement (lire "Modification du prix dans les contrats : l’avis du Conseil d’Etat au banc d’essai de la "sphère achat public") comme un "rappel opportun" de jurisprudences, « données jusqu'à présent comme exceptionnelles (et que) personne n'osait utiliser ! ». « Cet avis n'est pas en soi une audace juridique du Conseil d'Etat. Il se contente de rappeler la portée des dispositions du CCP et de tirer les enseignements de sa jurisprudence antérieure ».


Petits chuchotements dans la salle

Nous ne sommes pas la DAJ, alors on peut se permettre une petite interrogation sur cet avis. Alors que selon la "circulaire Castex " du 30 mars 2022, il fallait s’en tenir à la jurisprudence historique et bien établie du Conseil d’Etat, celui-ci, dans son avis s'appuie sur d'autres décisions pour la contredire : «des décisions du Conseil d’Etat statuant au contentieux, rendues sur le fondement des dispositions antérieures à l’entrée en vigueur des directives de 2014, ont admis, dans des circonstances particulières, que le caractère définitif des prix stipulés ne s’oppose pas de manière absolue à leur modification ». Décidemment ..."On trouve tout, dans la jurisprudence du Conseil d'Etat !"
Et puisque l'on a décidé d'être taquin, on note qu'il cite un arrêt dans lequel le juge administratif admet que des stipulations divisibles d’un avenant puissent procéder à l’augmentation de la prime prévue dans un marché d’assurance (CE 16 mai 2022, Société hospitalière d’assurances mutuelles (SHAM), req. n° 459408). Là, on pourrait objecter que l'exemple n'est pas approprié : ces marchés, qui réservent aux assureurs de très grands pouvoirs, restent très atypiques (relire "Marché public et assurance : antinomique ?" et "Marché d’assurances : droit spécial ou droit général ?"). Leur enjeu, de taille, justifierait de tordre certains principes les plus établis de la commande publique : il s’agit d’éviter les situations de non assurance des collectivités territoriales...
 

Entracte : faisons le point !

Défi relevé : risquons-nous à résumer en 3 phrases (même un peu longues...) l’avis de 10 pages du Conseil d'Etat (relire "Révision sèche du prix dans les contrats publics : le "oui" encadré du Conseil d'Etat"): 
  1. rien n’empêche que les modifications des marchés et contrats de concession portent uniquement, en vue de compenser les surcoûts que le titulaire ou le concessionnaire subit du fait de circonstances imprévisibles, sur les prix ou les tarifs prévus au contrat ainsi que sur les modalités de leur détermination ou de leur évolution ;
  2. les modifications apportées au contrat, directement imputables aux circonstances imprévisibles, ne peuvent excéder ce qui est nécessaire pour y répondre ni, en tout état de cause, le plafond, apprécié pour chaque modification, de 50 % du montant du contrat initial lorsqu’il est passé par un pouvoir adjudicateur ;
  3. en cas de circonstances imprévisibles bouleversant temporairement l’équilibre économique du contrat, le titulaire peut aussi prétendre au versement d’une indemnité sur le fondement de la théorie de l’imprévision, laquelle relève de l’extra-contractuel : la décision octroyant une telle indemnité n’est pas une modification du marché ou de la concession, de sorte qu’elle n’est pas soumise au respect des règles et limites fixées par le Code de la commande publique applicables aux modifications des contrats.
     

ACTE III. Fin de l’histoire ? Pas sûr...

D’une part, il pourrait rester des ambiguïtés.
Les avocats Ariane Bardoux et Nicolas Charrel alertent sur des "ajouts" de la fiche technique de la DAJ (19 pages !) sur l’imprévision. Selon le Conseil d’Etat, l’indemnité d’imprévision n’entre donc pas dans le champ d’application du CCP et des directives européennes. Or la fiche technique de la considère que « Le bouleversement de son équilibre, pour sa part, est apprécié par période d’imprévision, de sorte qu’une indemnité d’imprévision peut être versée, même si l’équilibre du contrat n’est pas bouleversé sur toute sa durée ». Autrement dit, il y aurait un changement de paradigme. L’existence d’un bouleversement de l’économie générale du contrat s’étudierait à l’aune de circonstances temporelles ... et c’est un risque (lire "Pas d’intangibilité pour l’imprévision : l'indemnité revue par le Conseil d’Etat ... et la DAJ").
Un risque que relève aussi Me Didier Del Prete, « la conclusion d’une convention d’indemnisation (au titre de l’imprévision) pourrait être qualifiée en aide d’Etat au sens de l’article 107 du TFUE ».

D’autre part, l’affaire de la hausse des prix restera de toute façon à régler au cas par cas, dans le cadre de chaque contrat, entre les parties.
« A lui seul, l’avis ne règle pas la question de l’inflation » estime Jean-Baptiste Vila. Pour Jean-Marc Peyrical, « l’avis du Conseil d’Etat représente une vraie respiration... si tant est que les acheteurs publics soient prêts à utiliser de telles possibilités…» Le Professeur Linditch regrette lui un grand silence sur les méthodes de calcul : « comment évaluer les surcoûts, lesquels retenir, justificatifs, pourcentage de prise en charge.... Hélas, les questions posées au Conseil d’Etat ne portaient pas sur ce point
Yannick Tissier-Ferrer appelle à la vigilance sur la façon dont cet avis sera retenu par les praticiens, et notamment les entreprises. « La souplesse apportée par le Conseil d’Etat porte sur des circonstances exceptionnelles. Il ne s’agit pas de permettre une modification sèche des prix pour compenser une offre mal-conçue, voire une offre qui s’avérerait anormalement basse mais qui n’aurait pas été traitée comme telle lors de l’analyse des offres ». Par ailleurs, « ce qui génère la plus grande difficulté pratique, c’est la preuve et l’appréciation du déséquilibre économique justifiant un tel accord. Sur ce point, il n’y a pas d’apport notable à mes yeux».

En résumé, le Conseil d’Etat "débloque" le principe d’intangibilité du prix en rappelant que tout principe a son exception.
Le cadre est réaffirmé. Chaque contrat public devra pouvoir s’y inscrire... sans en déborder.