Achat public : cette imprédictible imprévision

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"Il faut deviner le peintre pour comprendre l'image"
Friedrich Nietzsche


On aurait pu s’attendre à ce que les entreprises approuvent bruyamment l’avis du Conseil d’Etat sur la révision sèche du prix dans les contrats publics, et plus encore la fiche technique de la DAJ qui l’accompagne, dans ses affirmations relatives à l’indemnisation "extra contractuelle pour imprévision". Et bien non. C’est plutôt le silence radio. Comme une forme de quiétude.
Certaines organisations font certes part de leur "soulagement", voire d’une forme de satisfaction : « Avec la compatibilité affirmée dans cet avis entre recours à une évolution des prix et/ou recours à la théorie de l’imprévision, les entreprises se trouvent dans une bien meilleure situation pour faire prendre en compte les hausses de prix subies » (relire "Hausse des prix dans les contrats publics : EGF plutôt satisfaite").
 

Absence de repère

Osons une explication. Peut-être le Gouvernement a-t-il largement dépassé les attentes des entreprises. Il est vrai que depuis la crise covid, toutes les mesures de soutien sont tournées vers les entreprises. Et c'est clairement assumé : « Nous avons désormais une priorité : protéger les entreprises ; nous ne vous laisserons pas tomber » indique Bruno le Maire lors de sa conférence de presse après la rencontre avec les fournisseurs d’énergie, le 5 jeudi octobre. Des esprits chagrins diraient que ce soutien là... il était prévisible !
Ou alors n’a-t-il pas bien perçu, ou voulu percevoir, la notion de contrat, cet échange mutuel et réciproque de volontés de contracter, le prix étant la contrepartie de la prestation à accomplir ? Entreprises et fournisseurs perçoivent peut être leur intérêt à ne pas voir les acheteurs atteints en profondeur par la hausse des prix, en en supportant à titre principal, la charge, en tant que personne publique.
A cette différence près que, hormis pour l’Etat, le "quoi qu’il en coûte" n’existe pas : les collectivités doivent voter un budget en équilibre. Et à ce "détail" près, également, que d'un point de vue budgétaire, l’indemnité pour imprévision, de nature "extracontractuelle", bascule dans la section de fonctionnement de la collectivité. Autrement dit, chaque indemnité pour imprévision acceptée par une collectivité grèvera directement son budget de fonctionnement...
 

Et pourtant...

Et pourtant, les acheteurs publics locaux ne cessent d’alerter le Gouvernement. Encore récemment, les associations d’élus du bloc local et l’Union nationale des centres communaux d'action sociale (UNCCAS) ont lancé un nouvel appel au Gouvernement. Elles demandent un plan d’urgence « afin de ne pas avoir à arbitrer entre équilibrage de leur budget et continuité du service public » (lire "Hausse des prix de l'énergie : nouvel "appel d’urgence" du bloc local").
Un appel qu’il leur semble sans doute d’autant plus légitime alors que, dans le même temps, le Gouvernement prolonge l’aide accordée aux entreprises grandes consommatrices d'énergie" ( lire "Crise de l'énergie : prolongement de l’aide accordée aux entreprises grandes consommatrices d’énergie").

Et pourtant, certains avocats ne manquent pas signaler avec force les risques induits du mécanisme d’’indemnisation sur le fondement de l’imprévision. Au premier rang desquels Nicolas Charrel (lire "La nouvelle approche de l’imprévision se fait au détriment des intérêts des acheteurs publics"). Il martèle que les évolutions apportées aux conditions de versement de l’indemnité d’imprévision feraient des acheteurs publics et les autorités concédantes les grands perdants de la crise liées à la hausse des prix. Son inquiétude ? L’analyse de la DAJ, selon laquelle l’assiette du bouleversement de l’économie du contrat ne se calcule pas au regard du montant total, mais sur une période donnée. « Le versement de l’indemnité d’imprévision n’est plus conditionné, de fait, par un bouleversement de l’économie générale du contrat. ». Selon l’avocat, cette position de la DAJ accroit le risque pour les acheteurs et des autorités concédantes de devoir prendre à leur charge la quasi-totalité des surcoûts, au titre de l’imprévision, afin que l’exécution de leurs contrats puisse se poursuivre (relire aussi "Pas d’intangibilité pour l’imprévision : l'indemnité revue par le Conseil d’Etat ... et la DAJ").

Et pourtant, même les économistes, acheteurs privés ou formateurs en "performance publique" émettent des réserves à l’encontre de la possibilité d’une révision sèche des prix. A rebours d’une idée préconçue, ils ne se voient pas d’un bon œil la révision sèche du prix dans un contrat (lire "Modifier sèchement les prix d’un marché public : une pratique déconseillée ? ") A tel point, par exemple, que si Xavier Robaux se félicite de l’avis du Conseil d’Etat en la matière, c’est parce qu’il l’a encadrée et limitée à des hypothèses précises. Et pour le formateur en Performance publique, Gilles Duvaquier, « Modifier sèchement le prix, sans établir un rapport entre le nouveau prix et la variation économique des indices rattachés à la nature de la prestation, n’est pas professionnel ».
 

Une circulaire en remplace une autre

Elisabeth Borne a-t-elle sentie une faille, si ce n’est un risque, en matière d’imprévision ? Dans sa circulaire du 29 septembre 2022, qui rend obsolète la "circulaire Castex" du 22 mars 2022 (lire " Prix dans les contrats publics: et maintenant, une circulaire!"), elle précise que « cette indemnité vise à dédommager partiellement le titulaire du préjudice qui résulte de l’exécution du contrat en raison du bouleversement temporaire de l’équilibre de celui-ci ». « Partiellement ».
Elle indique aussi, s’agissant du montant de l’indemnisation pour imprévision, que la jurisprudence livre des indications : « elle laisse traditionnellement à la charge du titulaire une partie de l’aléa variant de 5 à 25 % du montant de la perte effectivement subie ». « Traditionnellement »... c’est aussi sur la base de la jurisprudence traditionnelle du Conseil d’Etat que la DAJ défendait le principe d’intangibilité du prix....
Au moins, la question du montant de l’indemnisation pour imprévision est évoquée...


Un contrat, de quelque nature qu’il soit, publique ou privée, reste la formulation d’un équilibre construit et consenti par les deux parties. En soutenir l’une à l’excès, sans limite clairement définie, c’est en réalité faire courir un risque aux deux cocontractants.