L’achat public... levier ou « pied de biche » ?

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"La colère est nécessaire ; on ne triomphe de rien sans elle, si elle ne remplit l'âme, si elle n'échauffe le coeur ; elle doit donc nous servir, non comme chef, mais comme soldat."
Aristote



« Je ne sais pas quel est le crétin qui a eu l’idée de faire fabriquer la mascotte française en Chine (…) C’est honteux (...) c’est un signal terrible. Je ne sais pas qui a pris cette décision, c’est quelqu’un de toxique qui travaille contre son propre camp. »
 

Des noms d’oiseaux pour la commande publique

C’est le gros coup de gueule de Laurent Alexandre (député LFI-Nupes -Aveyron) à propos des "Phryges", les mascottes des JO 2024. On découvre qu’elles sont fabriquées à 92 % en Chine (lire "Les mascottes « Phryges » sont-elles françaises ?").
Le Gouvernement réagit aussi « On ne peut pas se retrouver, au moment où on explique qu’il faut des circuits courts et relocaliser, avec une production de mascotte qui se fait au bout du monde, y compris quand on défend la perspective de lutter contre le réchauffement climatique, ce qui suppose de favoriser ce qui se fabrique à proximité » réagit également Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique
Gilles Attaf, Président de la certification "Origine France Garantie", éructe : « Fabriquer cette mascotte des JO en Chine, c’est terrifiant ! (...) c'est un véritable scandale et la preuve que nous réitérons les mêmes erreurs que par le passé ! »
Ajoutons-en encore une couche : à l’occasion du salon du Made in France, le 12 novembre, Marine Le Pen s’emporte. Elle exige que les entreprises françaises puissent bénéficier des marchés publics, « auxquels elles ne peuvent parfois pas accéder pour des raisons de soumission à des directives européennes absolument stupides ».

Keep cool (restons calme) et posons quelques éléments de réflexion. Tentons de quitter l’émotion à chaud. Même si effectivement, il faut bien reconnaître que, politiquement, l’affaire est pour le moins malencontreuse...
 

Connaître les données du problème

D’abord, les données. Que sait-on, actuellement, de l’"achat local"? Le Professeur Pierre-Henri Morand, qui veut faire des données de la commande publique un outil « véritablement pratique", également à usage des entreprises (relire "Publication des données essentielles : un moyen de vérifier où va l’argent public ?"), brise cette semaine dans nos colonnes certaines idées reçues : « Dans les faits, les marchés publics seraient attribués souvent aux opérateurs situés à proximité de l’acheteur public : la plupart des titulaires d’un marché public ou d’une concession proviennent du territoire du pouvoir adjudicateur ou d’un département voisin ». Et pour le professeur Laurent Richer, avec la notion d’achat local, de toute façon, nous nageons dans le subjectif : « Il n’existe pas une définition juridique de l’achat local ; il est difficile, voire irréalisable, de s’entendre sur le périmètre géographique à partir duquel l’achat est local » (lire "Achat local et commande publique : entre préjugés et idées reçues")

Pour les élus locaux, et notamment les maires réunis en Congrès cette semaine, l’affaire est simple : l’achat local est vu comme un levier pour développer l’activité économique de leurs territoires. Si on prend en compte cette conception, alors oui, les "Phryhes" ne relèvent de l’achat local, même si les entreprises attributaires sont bien françaises : un achat auprès d’un fournisseur local qui s’approvisionne en majorité à l’étranger ne peut être qualifié d’achat local.
 

Tempérons quelque peu

Admettons que le droit européen peut aussi bénéficier à nos entreprises. Dans nos colonnes, Olivia Grégoire, alors Secrétaire d’État chargée de l'Économie sociale, solidaire et responsable, avait emis un souhait : « Les règles européennes sur les marchés publics sont souvent mises en cause. Mais j’aimerais qu’on parle aussi souvent des protections qu’elles nous garantissent que des freins qu’elles peuvent provoquer car il est difficile d’avoir l’un sans l’autre » (relire "Olivia Grégoire : "L’acheteur public sait que ses choix ont un impact sur son environnement")
Une approche étayée par la mise en place, à l’échelon européen, de l’instrument relatif aux marchés publics internationaux (IMPI, ex "IPI" - relire " Réciprocité : le règlement IMPI publié au JOUE" et consulter notre dossier "Instrument relatif aux marchés publics internationaux (IMPI)").

On appréciera aussi la mesure du Président de la certification Origine France Garantie. Un coup de gueule, certes, mais qui sait viser juste. Il explique le droit européen, ce n'est que des outils qu’arrivent, selon lui, à manier avec habileté l’Allemagne, l’Espagne ou encore l’Italie pour favoriser leur industrie dans leurs appels d’offres alors qu’ils sont soumis également au droit européen. « Ces pays voient la culture de l’achat non pas comme une simple grille de critères à valider pour faire gagner l’appel d’offre en misant tout sur le prix mais comme une véritable source d’opportunités pour les entreprises de leur territoire ».
 

Méfions-nous des effets de bord

Si l’on venait à suivre les préconisations de la Délégation aux entreprises du Sénat, dans son rapport "Faire de la RSE une ambition et un atout pour chaque entreprise", il faudrait inscrire dans le code de la commande publique un droit de préférence pour les offres des entreprises présentant des atouts en matière de RSE, à égalité de prix ou à équivalence d'offre (relire "RSE : trouver le bon dosage dans la commande publique").
Pourquoi pas. Mais on notera que le même rapport relève que les exigences normatives liée à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) inquiètent ces dernières, et particulièrement les ETI et PME, confrontées à ce qu’elles considèrent comme un « processus cumulatif, non coordonné ». Et anticipons un peu : si on peut admettre que la commande publique soit un levier pour pousser les politiques sociales, environnementales, sociétales, en poussant encore jusque dans la RSE certains pourraient dire que faire de l’achat public un levier, pourquoi pas. Un pied de biche pour que l'achat public s'immisce dans l’univers des entreprises ....est-ce bien le rôle de l’acheteur ? Et le juge du contrat public ira-t-il jusqu’à oublier que les critères de sélection des offres doivent être liés à l’objet du marché (relire en ce sens "[Tribune] Des critères RSE ? Quel lien avec l'objet du marché ?").
 

Tolérons les contradictions

Il faudrait aussi admettre les contradictions (y compris les siennes) : trois sénateurs ont remis le 6 juillet 2022 un rapport d’information relatif à la souveraineté économique de la France, avec des positions qui vont à rebours des déclarations habituelles : « Le champ licite d’une préférence nationale ou européenne serait quoi qu’il en soit très réduit » et « La préférence nationale aurait pour effet de faire peser sur les deniers publics le soutien aux entreprises en difficulté » (relire "Commande publique : les "inconvénients masqués" de la préférence nationale").
 

Accommodons les différences de perspective

Pour les élus, qui voient d’abord un lien direct entre achat local et emploi l’achat local, l'enjeu, c’est la redynamisation économique de leur territoire. Pour les acheteurs publics, la sécurité de l’approvisionnement, surtout pour les achats sensibles, l'emporte certainement sur le souci de produire en France. On pense aux masques, mais on découvre ces jours-ci la pénurie de paracétamol et d’antibiotiques.. produits en Chine. Des tensions sur les médicaments, c'est vraiment nouveau (relire " Pénurie de médicaments : acheter hors marché ?").

Marc Sauvage, vice-président du Conseil national des Achats (CNA) nous a rappelé en quoi il est indispensable de relancer la réflexion sur les achats stratégiques, mais en identifiant, d’abord, les segments concernés. Mais il considère aussi qu' « Il faudrait envisager une note technique qui valorise l’emploi local. La notion de "mieux disant territorial" devrait être introduite progressivement » (revoir "achatpublic invite… Marc Sauvage").

Si la sécurité de l’approvisionnement de produits stratégiques passe par la relocalisation de la production, alors les deux mouvements se rejoignent. Jonction des objectifs, aussi en matière d’énergie. Alors que le projet de loi d’accélération des énergies renouvelables entame cette semaine son examen par l’Assemblée nationale, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) et France Urbaine, qui soutiennent le PPA (relire "Fin de la volatilité des prix de l’électricité avec le Power Purchase Agreement ?" et "Energie propre et facile d’accès : France Urbaine et la FNCCR proposent au législateur le "Marché de consommation d’énergies renouvelables") veulent aller plus loin. Objectif : enrichir le texte de dispositions "territorialisant" la production d’énergie (lire "PPA : maintenant, ancrer territorialement l’achat d’énergie verte"). « Il est capital que les collectivités, dans l’hypothèse où elles ne mettent pas elles-mêmes du foncier à disposition pour lancer une opération, puissent indiquer dans leurs appels d’offres un périmètre géographique d’implantation, à une échelle qui peut dépasser les limites administratives du territoire ».


Beau combat, que de lutter contre la hausse aussi des prix de l’énergie, en facilitant une production à bas prix, verte et locale. 
Autre chose que de produire des peluches...