Achat local : et si on se parlait cash ?

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"Lorsque la franchise sert de tremplin à la bêtise, on se surprend à regretter l'hypocrisie"
Guy Bedos


Et si le projet de loi, actuellement sur les rails, relatif à la "ré industrialisation verte" était d’abord une voie de contournement du droit communautaire ? Une voie très attendue, en période de crise : " acheter local, c’est bon pour ma planète ; mais c’est aussi très bon pour les entreprises et producteurs de mon territoire !"
Et pourtant, "Pas de critère géographique dans les marchés publics !" C’est un principe fondamental de la commande publique européenne, que chacun connaît. A tel point que l’annonce de la moindre petite avancée vers plus de localisme (comme d’ailleurs de tout assouplissement des règles, tel une hausse des seuils) s’accompagne toujours, comme un préalable évident, de la formule-type "dans le respect des principes fondamentaux de la commande publique ". C’est mieux de le préciser...
 

Sur une ligne de crête

Le projet de loi "ré industrialisation verte" avance. On en est à une phase de consultation élargie (lire "Projet de loi "ré industrialisation verte : "Nous avons besoin de vos idées !" et "Projet de loi Industrialisation verte : quels impacts sur la commande publique ?"). Pour mémoire, il a été annoncé par Bruno Le Maire à l’occasion des vœux du ministère des Finances, le 5 janvier dernier : « Nous voulons favoriser la commande publique nationale » (relire "Ré industrialisation par la commande publique : les prises de position liminaires").
Lors du Conseil des ministres du 22 mars dernier, le Ministre a décrit le nœud gordien de cette nouvelle tentative : d’un côté, « Le projet de loi "ré industrialisation verte" doit permettre de renforcer l’attractivité, la compétitivité et d’assurer la transition énergétique à travers 5 chantiers : (...) commander et acheter en France » ; de l’autre, « Dans chacune de ses actions, le Gouvernement cherche à articuler les réponses française et européenne car nous savons ces deux échelons complémentaires » . Un exercice d’équilibre : comment favoriser l’achat local sans contrevenir au droit communautaire ?
 

Au-delà des "Trucs et astuces"

La poussée localiste dans la commande publique n‘est pas nouvelle. Le gouvernement s’emploie depuis longtemps, tout au long de réponses ministérielles notamment, à lister des "trucs et astuces".
Au plus simple : "circuit court + bilan carbone = achat local". Une pincée d’allotissement bien sentie ; faire jouer par exemple un critère de rapidité d’exécution des prestations et, bien sûr, de façon générale, jouer la carte Achat durable (relire "« Préférence locale » : les trucs et astuces du gouvernement" et "Achat local : mise à jour des préconisations du Gouvernement").

C’est peut-être aussi tout simplement une question de finesse : il s’agirait de parler de "filtres" plutôt que de critères de sélection : « Simplement en ayant des exigences de développement durable, l’achat public peut faire fonction de filtre et contribuer à ce que les entreprises sélectionnées soient moins éloignées de nos centres de décision locaux » (relire "Verdissement de la commande publique et ré-industrialisation font-ils bon ménage ?").
Autre approche : « Tous les critères destinés à justifier de la qualité du produit permettent très souvent aux producteurs locaux de remporter le contrat ». Des "trucs" qui ont des chances de fonctionner, d’autant plus que « Le juge entre rarement dans la pertinence de l’opportunité d’une exigence technique » (relire "Acheter local : ce n’est pas légal mais…")

C’est d’ailleurs un nouveau paradoxe, qui ne demande sans doute qu’à être démonté : l’achat local passerait de façon globale par l’achat durable, et la protection de l’environnement (relire "« Achat local, achat durable, même combat » !"... sans pour autant que la ré industrialisation, cet autre vecteur, ne vienne perturber la protection de l’environnement.
 

Réalité et contre-chants

Lors de la journée de l’achat public ("JAP", organisée par Le Moniteur et la Gazette des communes, avec le soutien d’achatpublic.info) Gabriel Baulieu (Premier Vice-président de Grand Besançon métropole et Vice-président d’Intercommunalités de France) indique qu’en 2021, 37 % des titulaires des marchés de sa collectivité se situaient sur son territoire, 53% dans le même département et 67 % dans la même région. Il plaide cependant pour un assouplissement des règles européennes sur ce sujet (relire "[JAP 2023] Quels outils pour une commande publique "verte" ?"). Un constat que dresse aussi dans nos colonnes le professeur Pierre-Henri Morand, en s’appuyant sur l’l’analyse des données essentielles : « La plupart des titulaires d’un marché public ou d’une concession proviennent du territoire du pouvoir adjudicateur ou d’un département voisin » (relire "Achat local et commande publique : entre préjugés et idées reçues").

Pour minorer aussi l’assertion selon laquelle la commande publique favoriserait la relocalisation économique, on mentionnera une analyse contraire du Conseil d’analyse économique (relire "« La capacité à stimuler la relocalisation d’activités économiques via la commande publique est réduite »").
Certains adressent même une mise en garde. Trois sénateurs, Sophie Primas, Amel Gacquerre et Franck Montaugé, ont remis un rapport formulant un certain nombre de propositions, mais aussi d'alertes, dans la perspective de l’élaboration d’une stratégie d’extension de la souveraineté économique française (relire "Commande publique : les "inconvénients masqués" de la préférence nationale").
Autre mise en garde fondée sur l'efficacité de l’achat public. Les CRC commencent à considérer que tout n’est pas acceptable. Par exemple, la Chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes rappelle que favoriser l’achat local de denrées alimentaires ne peut se faire au détriment du respect du code de la commande publique, dans son rapport d’observations "Commune de Cusset" : « les modalités d’approvisionnements présentes n’offrent pas les meilleures conditions de négociation des prix ». Elle dénonce une augmentation de 40 % des coûts alimentaires (relire "Non-respect du CCP : l’achat de bio a "bon dos" ").
 

Une ou plusieurs pistes praticables ?

C’est donc peut être bien le bon moment de tenter de distiller, de façon plus assumée, une dose de localisme dans la commande publique. La crise économique, la poussée de l’achat durable, la question sensible de l’approvisionnement et la nécessaire reconquête d’un minimum de souveraineté économique forment un contexte favorable à une nouvelle poussée, à tout le moins politique. D’ailleurs, le "pack législatif" récemment adopté pour lutter contre la crise énergétique a permis de surmonter certains interdits pourtant bien établis (relire "Energies : des impacts conséquents sur la commande publique").

On pourrait jouer sur le caractère exceptionnel de la période pour demander une sorte de moratoire (un peu comme quand la Commission a validé le "quoi qu’il en coûte"). Il s’agirait de mesures temporaires: en période de crise, mettre de côté certains interdits. La proposition n’est pas nouvelle (relire "Les maires plaident pour le critère géographique...même "temporairement" ").
D’autres pistes sont envisageables pour assumer une forme de localisme dans l’achat public et "faire passer la pilule" à la Commission. D’abord, et pourquoi pas à titre expérimental, et d’ "assouplissement", relever certains seuils, à l’instar du seuil des marchés de travaux (relire "Seuil des marchés de travaux pérennisé à 100 000 euros : les réactions des organisations professionnelles"). Le Gouvernement pourrait aussi envisager de déclarer certaines filières "stratégiques", qu’il s’agisse de médicaments, d’alimentation (la fameuse "exception alimentaire") ou d’industries sensibles, et élaborer en conséquence des régimes adaptés.

Le Gouvernement pourrait enfin appuyer, voire valider l’adoption de politique Achat fondée sur des "quotas" de marchés locaux, jouant la carte accès de la commande publique aux PME pour les PME, quotas que la Commission pourrait juger soutenables (relire "Une proposition de loi sénatoriale pour « relocaliser » la commande publique"). Décidément, on n'a pas fini de parler de "Small business act " (relire "Small business act » : local, national… ou européen ?" et "Un nouveau « Small business act » parisien, promis !").

En mixant crise économique, achat durable, relocalisation, assouplissement pour favoriser l’accès aux PME, il y a assurément une carte à jouer pour le Gouvernement et pour enfin assumer une part de localisme dans la commande publique.
Le tout, c’est de la jouer avec finesse... et clarté. Incompatible ?