Achat public : retour à la (dure) réalité ?

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« Anticiper le malheur sans faire partager les affres de l'anticipation, là est le véritable héroïsme »
Daniel Pennac


Les journalistes appellent cela "un signal faible". Cela commence à transparaître, dans certaines décisions, ou à l’occasion de certaines interviews. La réforme du régime des ordonnateurs et des comptables, qui vise à sanctionner de manière plus efficace les gestionnaires publics, suscite quelques inquiétudes. Organisé par l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022, le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics, entré en vigueur le 1er janvier 2023, met en place un régime unifié pour l’ensemble des gestionnaires publics, (relire "Ordonnateur et comptable : un régime de responsabilité "dédié""). Il responsabilise les acheteurs... dans tous les sens du terme.
 

Préjudice financier significatif

Les fautes de gestion, correspondant à des agissements manifestement incompatibles avec les intérêts de l'organisme, à des carences graves dans les contrôles ou à des omissions ou négligences répétées dans le rôle de direction, dès lors que ceux-ci ont occasionné un préjudice financier significatif, seront sanctionnées pour les organismes soumis au contrôle de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes.
Selon le Gouvernement, l’objet principal de la réforme est de réserver l’intervention du juge uniquement aux fautes les plus graves et de sanctionner d’abord celui dont l’action est à l’origine du préjudice. Conséquence : les collectivités, notamment, vont devoir s’intéresser avec attention à la gestion et identifier les risques qui pèsent sur elles.
Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, avait fait savoir sa satisfaction, y voyant « une réforme historique » : « Désormais, le juge financier ne jugera plus les comptes, mais bien les auteurs des fautes financières les plus graves, qu'ils soient ordonnateurs ou comptables publics. »
Certains de nos interlocuteurs, " en off", le pressentent : « les CRC vont se lâcher ! ».
 

Des pouvoirs d’enquête renforcés

D’un point de vue procédural, d’abord, il y a peut-être bien de quoi s’inquiéter. Le décret n° 2023-349 du 9 mai 2023 relatif à l'organisation et aux compétences de l'inspection générale des finances précise les pouvoirs d’enquête, pour le moins étendus, des membres de l'Inspection générale des finances.
Selon son article 4, les agents et personnels concernés « sont tenus d'ouvrir leur caisse et leur portefeuille, de représenter les deniers, valeurs et matières de toute nature dont ils sont dépositaires, de fournir les pièces justificatives de leur gestion, les écritures et comptes ainsi que la correspondance, même confidentielle, sollicités par les membres de l'inspection générale des finances » (relire "Contrôle des ordonnateurs et comptables : les pouvoirs de l’IGF précisés").
 

Le « Quoi qu’il en coûte » sur la sellette ?

Sur le fond, les acheteurs publics pourraient faire les frais du "quoi qu’il en coûte" et de la vision d’une commande publique plus "levier des politiques publiques" que "gestionnaire des deniers publics ». Celle qui a prévalu ses dernières années.
Le dernier rapport annuel de la Cour des comptes sonne comme un avertissement et signale que les juges financiers exerceront leur contrôle, même sur les opérations menées en période de crise : « L’ampleur des dépenses engagées en réponse aux crises sanitaire et énergétique brouille l’appréciation de l’évolution de la dépense publique totale et les conditions de sortie du "quoi qu’il en coûte" », note la cour. Il n’en demeure pas moins qu’elle apprécie peu que la dépense publique continue à croître... (relire "Rapport annuel de la Cour des comptes : « ça ne va pas ! »")

Dans la même veine, nous avons relevé le rapport d’observation de la Chambre régionale des comptes (CRC) Auvergne-Rhône-Alpes, "Commune de Cusset". La CRC montrer les dents : « les modalités d’approvisionnements en produits Bio pour la restauration collective n’offrent pas les meilleures conditions de négociation des prix ». Elle dénonce une augmentation de 40 % des coûts alimentaires observés durant la période dans la production des repas (relire "Non-respect du CCP : l’achat de bio a "bon dos"").

La même CRC Auvergne-Rhône-Alpes vient de publier un rapport d'observations sur les interventions économiques de la Métropole de Lyon pendant la crise sanitaire. Elle constate que la métropole s’est « pleinement saisie » des dispositifs prévus par l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d'adaptation du code de la commande publique pendant la crise sanitaire née de l'épidémie de la Covid 19. Mais cela ne va pas : si la métropole a aidé ses fournisseurs, reconnaît la CRC, il y a un bémol ! « La métropole n’a pas réalisé d’estimation, même sommaire, du coût de ce dispositif » (relire "Le « quoi qu’il en coûte » ne dispense pas préalablement d’une analyse du coût").
 

Prévoir les effets de l’imprévision

Autre zone de risque une mauvaise appréciation de la théorie de l’imprévision. De nombreux avocats ne cessent de le rappeler : une personne publique ne peut en aucune façon consentir de libéralités. Et le conseil d’Etat (CE 16 décembre 2022, SNC Grasse-Vacances, req. n° 455186) a dû rappeler que l’indemnité ne doit pas conduire, au détriment de la personne publique, à l'allocation au cocontractant d'une indemnisation excédant le montant du préjudice du cocontractant. Gare à Indemnisation excessive de l'entreprise.

Dès décembre 2022 également, Me Yvon Goutal alertait les acheteurs publics, craignant que pour soutenir les entreprises, face à la pression de certains élus et à des demandes injustifiées notamment de grands groupes, ils s’engagent dans des dispositifs de soutien qu’on ne manquera pas de leur reprocher par la suite : « Ne vous mettez pas en danger ! Gare aux libéralités ! Inévitablement, on vous demandera des comptes. Ou encore, on vous reprochera d’être passé de la concession au marché public » (relire "Hausse des prix dans les contrats publics : "Restez calmes et ne cédez pas aux pressions !""). Il rappelle que l'imprévision n'a rien à voir avec la sauvegarde de la marge des entreprises, mais avec la poursuite du service public...
 

Anticipation excessive ?

Cette semaine, nous nous penchons le cas d’une collectivité qui ouvre « violemment » le parapluie, en jouant de l’article 40 du Code de procédure pénale pour dénoncer les agissements de certains de ses propres agents. Le procureur de la République confirme que l’exécutif lui avait effectivement adressé le 28 février dernier un signalement portant à sa connaissance des « manquements graves au respect des règles de la comptabilité publique » (lire "Responsabilité de l’ordonnateur : 21 fonctionnaires mis à pied !").

« Pour les agents qui ont réglé des factures sans service fait, ceux qui se sont mélangés entre acomptes et avances, autant dire que ça ne sent pas bon du tout... »