Achat public : de la variante à la confiance ?

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« En ce qui concerne la performance, l'engagement, l'effort, le dévouement, il n'y a pas de juste milieu. Ou vous faites quelque chose de très bien ou pas du tout »
Ayrton Senna

Il existe dans la commande publique des signaux faibles dont il faut savoir tenir compte. Surtout si ces signaux sont décèles par des autorités reconnues, comme le Professeur Linditch !
Et quand le Professeur Linditch nous interpelle… mieux veut l’écouter.

Cette semaine, il s’interroge sur la portée de l’arrêt de la CAA de Douai du 9 janvier 2024 "Société Sonorisation et Lumières pour le Spectacles" selon lequel l'acheteur public n'est plus en droit de rejeter une offre, au simple motif que celle-ci ne respecte pas le cahier des charges, dès lors qu'il peut être démontré que la solution alternative proposée permet d'atteindre des performances au moins égales.
 

Vers la variante "par principe"?

Selon la DAE (Guide de la DAE : Oser les variantes dans les marchés publics) la variante, qu’elle soit technique, financière, environnementale, sociale ou administrative, c’est « une offre alternative au moins aussi performante que la solution décrite initialement par l’acheteur et qui s’y substitue dès lors qu’elle est retenue ».

Me Nicolas Lafay (dont il est bon aloi, là encore, de lire la veille régulière) nous rappelait encore récemment (lire "[Au plus près des TA] Le dilemme de la variante : accepter ou refuser") qu’aux termes de l’article R.2151-8 du code de la commande publique, les acheteurs peuvent autoriser la présentation de variantes pour les marchés passés par les pouvoirs adjudicateurs selon une procédure formalisée, les variantes sont interdites, sauf mention contraire dans l’avis de marché ; et pour les marchés passés selon une procédure adaptée, les variantes sont autorisées sauf mention contraire dans les documents de la consultation.
Quant à l’article R.2151-8, il précise que l'acheteur peut exiger la présentation de variantes. Dans ce cas, il l'indique dans l'avis d'appel à la concurrence, dans l'invitation à confirmer l'intérêt ou, en l'absence d'un tel avis ou d'une telle invitation, dans les documents de la consultation.
L’article R. 2151-10 du code de la commande publique impose à l’acheteur de préciser « dans les documents de la consultation les exigences minimales que les variantes doivent respecter ainsi que toute condition particulière de leur présentation».

Autrement dit, quand l’acheteur accepte une variante, il doit le faire sans ambiguïté. Sachant, par ailleurs, que la proposition de variante non prévue par l’acheteur entraîne le rejet de l’offre : « de telles initiatives sont en effet systématiquement sanctionnées par l’irrégularité de l’offre » relève ainsi maître Lafay, qui conseille ainsi aux soumissionnaires de « faire primer les dispositions du RC sur la question de la présentation de variantes et, dans le cas où le DCE leur paraîtrait ambigu, poser une question à l’acheteur ou rester sur le dépôt d’une seule offre, et ce afin d’éviter toute mauvaise surprise. »
 

Un arrêt « révolutionnaire »

C’est au regard de cette analyse que la décision de l’arrêt de la CAA de Douai est selon le professeur Linditch « révolutionnaire » : dans cette affaire, la société classée seconde se plaignait de ce que l'offre retenue ne respectait pas le cahier des charges. Cependant, son recours a été rejeté, au motif que l'attributaire, sans passer par la solution prévue, a formulé une offre permettant d'assurer des performances équivalentes à celles prévues par le projet de marché.

L’analyse du Professeur Linditch est donc la suivante : « l'acheteur devra désormais vérifier si le chemin proposé par l'offre, alors même qu'il s'écarterait de la voie tracée par le cahier des charges, ne permet pas au final d'atteindre le résultat souhaité. »
Et pour lui, les effets de cette jurisprudence, si elle venait à prospérer, ne s’arrêtent pas à l’analyse des offres : ils pousseraient les acheteurs à la rédaction de cahiers des charges fonctionnels.
 

Vers l’achat "par objectif " ?

Peu importe les moyens si l’on parvient à l’effet désiré ? Le principe qui irrigue le "management par objectif" atteindrait donc les rivages de la commande publique, pour conduire vers un "achat par objectif "? Autre lecture : la confiance totale règne et l’acheteur n’aurait plus à se préoccuper des modalités d’exécution du marché. Une analyse exagérée ? Peut-être…

Cependant, le critère de "crédibilité de l’offre", redécouvert récemment à l’occasion de la publication de la loi n° 2024-450 du 21 mai 2024 pour des passations de marchés publics en lien avec le nucléaire (relire "Crédibilité de l’offre : un critère d’évaluation redécouvert") pourrait bien étayer cette analyse. Recourir au critère de crédibilité de l’offre, par-delà une analyse des capacités minimum du soumissionnaire, c’est une façon de considérer comme objectif majeur l’exécution du marché.

D’ailleurs, le Conseil d’Etat, dans l’arrêt du 24 juin 2011 "Ministre de l’Ecologie", req. n° 347720 reconnaît explicitement le critère de crédibilité de l’offre : dans la mesure où « les documents de la consultation énonçaient précisément quelles étaient les attentes de l'Etat et les obligations des candidats en matière de délai de mise en œuvre du dispositif et d'objectifs de performance (…) les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les critères de crédibilité des délais et des objectifs de performance ont été définis avec une marge excessive d'imprécision ».

A quelques jours de l’ouverture des JO, on se rappellera aussi l’attribution des marchés publics de sécurité. Devant la Commission des lois du Sénat, en mars 2024, le Ministre de l’Intérieur a déclaré : « Aujourd’hui, nous n’avons plus de craintes sur la sécurité privée. 90 % des agents de sécurité privée ont été recouverts par les appels d’offres du Comité d’organisation des Jeux olympiques ». Et il ajoute : « la question qui se pose pour nous, c’est les personnes qui ont répondu à ces appels d’offres, mais qui n’ont pas forcément les personnes qui répondent à ces entreprises » (relire "Sécurité des JO 2024 : les capacités des attributaires à l’épreuve"). 

Là, on est pas loin, au mieux, d’un « Je ne veux pas le savoir ! Vous avez une mission, accomplissez-la  !» ; au pire, d’un « Et pourtant, j’avais donné des ordres ... ».