Marchés publics et relèvement de seuil : quinze ans de plaidoyers, arguties... et autres propositions

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Devinez quoi ? Le projet de décret relevant le seuil (de 25 000 à 40 000 €) en deçà duquel un marché public peut être passé sans publicité ni mise en concurrence agite le monde la commande publique. Les «pour», les «contre», voire les « blasés » se manifestent. Il faut le reconnaître : 4.000, 20.000, retour aux 4.000, 15.000, 25 000, et bientôt (?) 40 000 € : le seuil évolue… pas les débats. Plongée dans les archives d’achatpublic.info…

« L’article R. 2122-8 est ainsi modifié : a) au premier alinéa, dans ses deux occurrences, la somme de 25 000 euros est remplacée par la somme de 40 000 euros ». Le projet de décret modifiant le code de la commande publique (à télécharger ci-après) a été dévoilé par le gouvernement le 11 septembre. Dès le lendemain, par un vote unanime, il reçoit la bénédiction du Conseil national d’évaluation des normes. Il lui reste à être examiné par le Conseil d’Etat. Il devrait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2020.

Objectifs multiples

C’est le credo de chaque gouvernement (en réalité, tous !) qui s’est attelé un jour à un relèvement de seuil : il s’agit de réduire la charge administrative de l’acheteur et des entreprises et d’accélérer les procédures. Mais aussi de faire baisser les coûts : «l'obligation de respecter des règles de publicité et de mise en concurrence uniformes induit des surcoûts sans commune mesure avec l'enjeu du marché ainsi que le rallongement injustifié des délais de passation des commandes sans apporter pour autant plus de garantie quant à la stimulation de la concurrence et à l'utilisation des deniers publics. » Autre argument, particulièrement mis en avant depuis quelques années : augmenter le seuil, c’est favoriser l’accès des PME / TPE à la commande publique.

Un seuil, oui…mais lequel ?

Pourquoi 4 000, 10 000, 25.000, 40.000 €... (ou tout autre montant) ? Pour certains acheteurs, dans la mesure où l’on reste toujours tenu de respecter les grands principes de la commande publique, la fixation de ces seuils relève surtout d’une problématique franco-française. Mais au final, la stabilité juridique n’est pas au rendez-vous, alors même qu’on ne cesse d’invoquer la nécessaire simplification. Si les acheteurs définissent correctement leur besoin et adaptent le cadre juridique à l'objet du marché, un seuil n’est pas utile : « Ce qui est compte, ce n'est pas tant de fixer un seuil supplémentaire que de développer les bonnes pratiques ».

Dynamiser les PME

Toute la question est de déterminer le niveau de seuil celui-ci est réellement en mesure de dynamiser l’économie des PME en leur facilitant l’accès à la commande publique. Il faudrait, selon certains, un seuil particulièrement significatif. Complexe à définir,  car celà relève d’un choix « politique ». Sur achatpublic.info, d'autres ont considéré que le seuil, même rehaussé à 20 000 euros, n’a rien changé à la frilosité des acheteurs :« Le chef de service ne veut pas courir de risque. A tort ou à raison, certains acheteurs continuent de craindre qu’on leur reproche, en cas de problème, d’avoir choisi une petite société

Le principe d’égal accès malmené ?

On demandera donc aux chefs d’entreprise de se faire connaître des décideurs. C’est le relationnel des patrons donc qui va jouer

Le code (art. R. 2122-8) prévoit que l’acheteur devra toujours veiller à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu'il existe une pluralité d'offres susceptibles de répondre au besoin. Mais selon certains, le risque est de faciliter une "prime au sortant".
Autre contre argument relevé, très récemment, dans la presse quotidienne régionale : « La publication de ces marchés ne sera plus obligatoire : on demandera donc aux chefs d’entreprise de se faire connaître des décideurs. C’est le relationnel des patrons donc qui va jouer ». Le relèvement de seuil ne serait en outre pas une bonne nouvelle pour les entreprises hyperspécialisées : « sans publication des appels d’offres, difficile pour une entreprise très pointue installée à Nancy de répondre à un marché à Pontivy »…

Le retour au localisme

Nicolas Sarkozy avait mis les pieds dans le plat : le seuil de 20 000 euros « permettra aux collectivités publiques de s'adresser de gré à gré à des fournisseurs locaux ».

Autre point de suspicion : la préférence locale. Certains craignent que la hausse du seuil ne  donne un nouveau coup d’accélérateur à la « préférence locale ». C’est une évidence, beaucoup d’élus préfèrent travailler avec les entreprises locales. En restauration scolaire par exemple, certains acheteurs expliquent que lorsque le seuil est repassé de de 20 000 à 4 000 euros, il est alors devenu impossible désormais de se fournir auprès des petits fournisseurs locaux en poissons et légumes : « Tout passe par des marchés formalisés auxquels ne répondent que les plus gros fournisseurs. Cela aboutit à un appauvrissement de la diversité des produits et à la disparition des petits producteurs locaux ».

Répondre à l’infructuosité

Pour une petite collectivité, 20 000 euros, c’est une somme

Avec un seuil plus élevé, l’acheteur peut plus encore  solliciter directement des entreprises pour des petits marchés de travaux pour lesquels la commune n’aurait pas de réponses en passant par appel d’offre. Mais n’y a–t-il pas des effets pervers ? Certains ont noté que la tranche 0-20 000 pour une ville moyenne représente environ 20 à 25% de ses acquisitions. Le risque, c’est la perte de la maîtrise des achats. En revanche, « pour une petite collectivité, 20 000 euros, c’est une somme ». Il faut donc manier l’outil seuil avec précaution.

Le conflit d’intérêt

Le seuil n’y ferait rien : « Les conflits d’intérêt et la corruption peuvent s’exprimer quel que soit le seuil pratiqué » avez-vous pu lire sur achatpublic.info. Lors la consultation de la DAJ en septembre 2015, le risque de clientélisme et le défaut de sécurisation juridique de l’achat avait était pointé par certains acheteurs. En décembre 2008, présentant son plan de relance pour l’économie, Nicolas Sarkozy, avait lui  quelque peu « mis les pieds dans le plat », en déclarant "C'est ainsi que le seuil en dessous duquel un marché public peut être conclu sans aucune procédure sera relevé de 4000 à 20 000 euros, comme le pratiquent beaucoup de nos partenaires européens, ce qui permettra aux collectivités publiques de s'adresser de gré à gré à des fournisseurs locaux",


La professionnalisation des acheteurs

Augmenter le seuil, c’est un appel à une plus grande responsabilisation et à un pragmatisme accru, l'acheteur étant contraint à mieux gérer ses choix.

En remontant le seuil, le gouvernement donne un nouveau signe de confiance aux acheteurs. Le métier s’est professionnalisé. La plage de liberté donnée aux acheteurs est "une invitation", pour chaque marché, à peser le pour et le contre, afin de décider si la mise en concurrence se justifie. Augmenter le seuil, c’est un appel à une plus grande responsabilisation et à un pragmatisme accru, l'acheteur étant contraint à mieux gérer ses choix. Le relèvement de seuil est ainsi plébiscité par les tenants de l’achat acte économique avant tout, qui apprécient d’avoir plus « de coudées franches », libéraliser le cadre juridique et se rapprocher des conditions du secteur privé.

Un seuil « fléché »... ou « géolocalisé » ?

Exemple de seuil « fléché » : le décret innovation prévoit, à titre expérimental et pour une période de trois ans, le relèvement du seuil de 25 000 à 100 000 euros, afin de faciliter l’achat de produits innovants auprès des petites entreprises

L’avocat Nicolas Charrel s’interroge : « Plutôt que d’avoir un seul seuil, pourquoi ne pas instaurer des seuils différents entre les types de pouvoirs adjudicateurs et les types de marchés, à l’image des seuils européens ? ». Un seuil général vaut pour tous les types de marchés (travaux, fournitures et services) et concerne tous les acheteurs. Par ailleurs, « pour un « petit acheteur public , 25 000 € ce n’est pas rien, alors que pour une métropole, c’est insignifiant». En septembre 2015, la DAJ avait mené une consultation sur l’intérêt du relèvement du seuil à 25 000 euros. Certains acheteurs préconisaient aussi des seuils différenciés par catégorie d’achats ou par taille de collectivités.
Des seuils différents selon la nature du marché, cela existe déjà. L’article R. 2122-9 du code prévoit bien une dispense de publicité et mise en concurrence préalables pour les marchés de fournitures de livres non scolaires répondant à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 90 000 euros. Autre exemple de seuil « fléché » : le décret innovation prévoit, à titre expérimental et pour une période de trois ans, le relèvement du seuil de 25 000 à 100 000 euros, afin de faciliter l’achat de produits innovants auprès des petites entreprises.
Une autre piste pourrait consister à fixer des seuils « particuliers »,  selon un critère géographique. La mission sur les normes rurales menée par Pierre Morel A l’Huissier en 2012 préconisait ainsi de simplifier les procédures de commande publique pour les TPE en milieu rural « pour tout projet inférieur à 90 000 euros HT ».

Un seuil, c’est contreproductif

Pierre Morel A l’Huissier en 2012 préconisait ainsi de simplifier les procédures de commande publique pour les TPE en milieu rural « pour tout projet inférieur à 90 000 euros HT

C’est aller encore plus avant : à défaut de pouvoir coller à chaque besoin ou à chaque acheteur, la fixation d’un seuil ne serait en réalité pas une mesure productive. Pour développer : « Acheter pour 15 000 euros de travaux, c’est un petit marché ; acheter pour 15 000 euros de prestations intellectuelles, c’est un gros marché !»
En réalité, la "problématique" du seuil serait d’abord à mettre en lien avec l'obligation faite aux acheteurs de raisonner par prestations homogènes pour définir la procédure applicable.