Achat de masques : entre arnaques et piraterie

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Deux mois après le début de la pandémie, on n’en est plus aux demi-sel qui vendaient sur Le Bon Coin des masques à 30€ l’unité. Les prix se sont envolés. Les prix, mais pas les masques, comme le confirment les acheteurs territoriaux que nous avons pu contacter. Si certains ont enfin pu récupérer leurs masques, d’autres attendent toujours ceux qui devaient s’envoler de Chine. De mémoire d’acheteur, on n’avait jamais vu ça : un marché aussi hystérique que les élus qui leur mettent une pression pas possible...

NDLR : Les déclarations rapportées dans cette enquête sont toutes authentiques. Toutefois, afin de protéger l’anonymat des territoriaux qui ont accepté de nous répondre, nous avons modifié la localisation de leur collectivité.

Les Barbouzes, vous connaissez ? Le film tourné par Lautner en 1964 semble carrément prophétique. Comme avez besoin de décompresser, n’hésitez pas à vous faire un coup de streaming pour mettre la main dessus. Italiens, Allemands et Français tentent de faire main basse sur l’héritage ( des brevets industriels) de Benard Shah quand, de leur côté, les Américains essaient d’arracher le morceau avec leurs valises pleines de dollars. Sans oublier les Chinois, qui défouraillent à tout va pour éliminer la concurrence...

Sur le tarmac, les Américains sortent le cash et payent trois ou quatre fois les commandes que nous avons faites


Ça aurait pu vous sembler complètement loufoque il y a deux mois. Mais aujourd’hui, la réalité dépasse la fiction comme le confirmait au début du mois Jean Rottner, le président de la région Grand Est : « Sur le tarmac, les Américains sortent le cash et payent trois ou quatre fois les commandes que nous avons faites, déclarait-il au micro de RTL, c’est compliqué, il faut vraiment se battre 24 heures sur 24 ». Il faut dire qu’il venait de se faire barboter au pied de l’avion une commande de plusieurs millions de masques… L’acompte versé aux Chinois s’était envolé, mais pas les masques.

En tout cas lorsqu’ils se sont envolés, ce n’était pas vers le Grand Est… Les masques de Martine Vassal, quant à eux, ne se sont pas fait détourner par les Américains : ils ont été carrément réquisitionnés par l’État sitôt arrivés sur l’aéroport de Bâle-Mulhouse : « La vie des habitants de notre territoire vaut-elle moins que celle de nos compatriotes du Grand Est ? », s’étranglait-elle en apprenant l’ordre de réquisition de la préfète de la région Grand Est. Si la pagnolade de la présidente du département des Bouches-du-Rhône peut prêter à rire, elle souligne toutefois une étonnante liberté d’interprétation des textes.
 

Ceinture et bretelles


Les élus nous demandent n’importe quoi ! Alors je veux bien que l’on invoque l’impérieuse nécessité, mais moi, je ne signe plus rien, c’est ceinture et bretelles, qu’ils se débrouillent

Le décret n° 2020-281 du 20 mars est venu modifier celui publié la semaine précédente en offrant aux collectivités la possibilité d’importer des masques sous certaines conditions : "Des stocks de masques importés peuvent toutefois donner lieu à réquisition totale ou partielle jusqu'au 31 mai 2020, par arrêté du ministre chargé de la Santé, au-delà d'un seuil de cinq millions d'unités par trimestre par personne morale". Les collectivités peuvent donc importer jusqu’à cinq millions de masques sans risquer la réquisition... ce qui n’a pas empêché la préfète Josiane Chevalier de faire main basse sur les masques destinés aux pompiers des Bouches-du-Rhône…
Dans le Bas-Rhin, cette acheteuse, qui préfère parler sous couvert d’anonymat, est estomaquée : « Il n’y avait à bord que 3,6 millions de masques, explique-t-elle, l’État n’avait absolument pas le droit de réquisitionner cette cargaison ! »

Le droit, c’est justement ce qui pose problème aujourd’hui. « Nous ne sommes même plus “border line”, confie dans le Var ce responsable de la commande publique (qui, lui aussi, préfère éviter les balles perdues) ; les élus nous demandent n’importe quoi. Alors je veux bien que l’on invoque l’impérieuse nécessité, mais moi, je ne signe plus rien, c’est ceinture et bretelles, qu’ils se débrouillent ! ».
Il faut bien avouer que certains élus perdent pied, comme est forcée de le constater cette juriste de la région parisienne : « Quand j’entends un président annoncer que 20 millions de masques doivent arriver dans quinze jours alors qu’une collègue me confirme que ses services ne sont même pas au courant, c’est qu’il y a un sérieux problème ! ».
 

Du sourcing avec Google Earth


Notre DGS nous a même ordonné de trouver au pied levé un traducteur de mandarin !

Si les politiques semblent manifestement parler plus vite que leur ombre, les acheteurs, eux, encaissent les coups : « Et je fais comment pour payer 100 % à la commande, s’interroge cette directrice de la commande publique, je signe ma lettre de démission en même temps ? ». Deux bureaux plus loin, sa collègue des achats ne sait plus comment faire son sourcing : « Entre les voyous, les escrocs, les voleurs et les truands, ça devient impossible ! ».

D’une collectivité à l’autre, les acheteurs s’échangent donc les tuyaux : « Heureusement qu’il y a encore de la solidarité entre nous, parce que si on compte sur le soutien de notre hiérarchie… ».

J’ai saisi l’adresse portée sur le bon de commande et, au lieu de trouver une usine, je suis tombé sur une villa à côté de laquelle celle de Pablo Escobar est un gourbi !

Avec le confinement et le télétravail, ça craque de partout. En région parisienne, une juriste témoigne : « On nous en demande trop, explique-t-elle au bord des larmes, notre DGS nous a même ordonné de trouver au pied levé un traducteur de mandarin ! ». Et que dire de ce contrôleur de gestion de la région lyonnaise qui s’est servi de Google Earth pour localiser l’usine d’un fournisseur chinois : « J’ai saisi l’adresse portée sur le bon de commande et, au lieu de trouver une usine, je suis tombé sur une villa à côté de laquelle celle de Pablo Escobar est un gourbi ! ».
À quelques mois de la retraite, ce DGA bourguignon est effaré : « Avec la crise, le code de la commande publique n’est plus qu’un mauvais souvenir, on peut lâcher 100% à la commande, déplore-t-il, ça passe comme une lettre à la poste ; les payeurs nous laissent la bride sur le cou : après moi le déluge ! ».
Autant dire que “la boîte à contentieux” est ouverte…