Zapper le seuil au profit de l’intérêt général… une approche sans risque ?

  • 24/09/2020
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« On préfère se tromper de façon durable et radicale en groupe plutôt que de s’isoler dans la vérité ; aller ensemble vers l’absurde plutôt que rester seul »
Christian Morel (Les décisions absurdes)

Quelle drôle d’idée ! Instaurer l’intérêt général comme un mécanisme de la commande publique… alors que la commande publique s’exerce, par définition, dans l’intérêt général. Ne serait-ce pas confondre objectifs et moyens ?
L’amendement n° 652 adopté le 17 septembre au cours de l’examen du projet de loi Accélération et Simplification de l’Action Publique (ASAP) prévoit, parmi d’autres mesures destinées à soutenir les PME et TPE, que des marchés pourront être passés sans publicité ni mise en concurrence préalables si l'intérêt général le justifie. Plus de montant : l'intérêt général suffirait (relire "Seuils des marchés publics : vers une dispense de procédure pour « intérêt général » ?"). Toucher aux seuils dans le code de la commande publique ? Rien de tel pour enflammer les acheteurs publics.
 

Modifier le seuil

Il y a quelques semaines déjà, le Gouvernement, par voie réglementaire et au nom de la relance de l’économie, a mis en place des seuils spécifiques pour les marchés de travaux et les marchés de restauration collective (relire "70 000 € et 100 000 € : de nouveaux seuils pour les marchés de BTP et de denrées alimentaires"). Nous avons recueilli plusieurs réactions à chaud. Le moins que l’on puisse dire, c’est que globalement, les acheteurs s’y sont déclarés défavorables (relire "Nouveaux seuils à 70 et 100K€ : le monde de la commande publique peu convaincu... voire agacé !").
Faire jouer sans cesse le levier seuil, c’est un motif d’agacement (relire la tribune de Pierre-Ange Zalcberg "Seuils marchés publics : Dès qu’un problème se fait jour, on s’attache d’abord à vouloir modifier la règle"). Mauvaise nouvelle pour ceux qui réclament la stabilité juridique, ne serait-ce que pour qu’acheteurs et fournisseurs s’approprient et maîtrisent leurs outils : dans les cartons du projet de loi Asap, une nouvelle hausse de seuils est examinée par la commission spéciale. L’objectif serait de porter à 100 000 € le plafond des marchés publics sans formalités, mais non plus de façon temporaire ni pour seulement certains secteurs….


Ecarter le seuil

Le projet de loi ASAP va donc, et de façon étrangement concomitante, plus loin en proposant donc une nouvelle rédaction de l’article L. 2122-1 du code de la commande publique, aux termes de laquelle « L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables (...) lorsque (…) respect d'une telle procédure est inutile, impossible ou manifestement contraire aux intérêts de l'acheteur, "ou à un motif d’intérêt général".
Le débat sur l’intérêt du mécanisme de seuils n’est pas nouveau (relire "Et si on abandonnait la logique des seuils dans le choix des procédures de mise en concurrence ?"). Il peut parfaitement s’entendre, notamment si on considère que les acheteurs publics ne sont pas des inconscients, qu’ils ont atteint une certaine maturité (relire la tribune de Franck Barrailler "Passer d’un profil de juriste à un profil d’acheteur, pour quoi faire ?" et celle de Marina Brodsky "Et si l’amendement « intérêt général » était l’aboutissement du long processus de maturité des acheteurs ?"). Et, plus globalement, qu’il serait temps de quitter une vision dogmatique de la commande publique (relire la tribune d’Alain Lambert "Des mesures concrètes pour une rupture totale avec les dogmes de la commande publique"). Il n’empêche, sur le terrain, cela réagit pas positivement et un clivage entre "modernes" et "réalistes" se durcit (lire "Seuils : Zapper le mécanisme de seuil au profit de la notion d’intérêt général ? Ça réagit !").
"Modernes contre réalistes" ? En sommes-nous donc revenus  à la querelle des anciens contre les modernes ? C'est bien plus compliqué que cela : les deux parties pourraient se réclamer de l’une ou l’autre de ces dénominations, si l’on s’en tient à l’histoire mouvementée des seuils dans le code (relire "Des seuils… mais quels seuils ? Une histoire de seuils dans les achats").
 

« D’une main tremblante »

Ces débats sont un signe de vitalité. Mais ce qui les rend désagréablement tendus (relire "Commande publique : de l’urgence aux tensions", c’est le sentiment de précipitation avec lesquelles les mesures sont préparées, révélées puis adoptées. Puis, immédiatement, entourées d’arguments en défense, censés écarter toute critique, dans un climat de stress économique et au nom du pragmatisme.
Mais agir dans la précipitation, et au gré des débats de société, comprend une part de risques :
- le risque de voir graver dans le marbre des textes des principes, sur le terrain, peu opérants (relire "Une clause environnementale obligatoire ? C’est risqué, de vouloir inscrire une pétition de principe dans le code !") ; 
- le risque de se voir dessiner un code de la commande publique, si ce n’est "à la carte", en tout cas aux principes et mécanismes modulables selon les acheteurs (et leur capacité à manier l’outil juridique et à appréhender la nouvelle commande publique), selon les fournisseurs (dispositifs dédiés pour les PME /TPE, filières stratégiques) ou selon les secteurs d’activité (agro-alimentaire, BTP) ;
- le risque, y compris pour ceux qui souhaitent avant tout débarrasser l’acheteur public de l’épée de Damoclès que constitue le juge pénal, que bien au contraire, le recours à ces concepts, beaux mais flous, ne fasse qu’accroitre la menace pénale (réelle ou ressentie). Reprenons l’introduction du critère d’intérêt général : le contraire de l’intérêt général, c’est l’intérêt privé ; c’est-à-dire le détournement de leur finalité de la gestion des deniers publics… C’est donc bipolariser l’achat public, en un jeu dangereux de « pas vu, pas pris ». Pour, au final, confier au juge une mission difficile : définir, depuis son prétoire, ce qu’est l’intérêt général.

Le code de la commande publique, c'est comme la Constitution : « on ne devrait y toucher que d’une main tremblante…»
 
Jean-Marc Joannès

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