Achats publics sous le seuil de 40 K€ : une simplicité incomprise

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"Il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité et la simplicité sont le meilleur manège du monde"
La Bruyère

Les choses présentées comme simples, ou "simplement", sont parfois source d’incompréhension... Voire d’erreurs.
On entend souvent certains avancer, et sans doute de bonne foi, qu’en dessous de 40 000 euros, c’est simple : on fait ce qu’on veut ; « on passe un marché de gré à gré ». La confiance règne et l’acheteur public peut passer un marché directement avec "son" prestataire. Après tout, on parle d’achats publics considérés comme simples par nature, et aux faibles enjeux financiers...

Et bien non ! L’expression "gré à gré" doit être bannie ! Et ce même si elle est utilisée par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, lui-même : « Le seuil de gré à gré (SIC !) pour les marchés de travaux, à 100 000 euros, sera pérennisé » (relire "Marchés de travaux : de nouveaux assouplissements pour les entreprises").
La bonne formule, la seule qui vaille, c’est que ces marchés peuvent être passés sans procédure de publicité ni de mise en concurrence préalable. Ce serait quand même plus clair de bien insister sur "procédure" !
 

Absence de formalisme n'est pas liberté absolue

Sur le papier, c’est simple. Selon l’article R. 2122-8 du Code de la commande publique, « l'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables pour répondre à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 40 000 euros hors taxes ou pour les lots dont le montant est inférieur à 40 000 euros hors taxes ».
L’expression « sans publicité ni mise en concurrence préalable » est trompeuse. Elle semble libératoire de toute contrainte et revêt l’apparence idyllique de la souplesse. Mais la réalité, c’est les acheteurs doivent, pour tout achat, respecter les grands principes de la commande publique, rappelés à l’article L. 3 du code. L’article R. 2122-8, comme toutes les dispositions du code d’ailleurs, ne peuvent s’interpréter que dans ce cadre de principe.

Sous les 40 000 €, l'acheteur public jouit donc d'une plus grande liberté. Oui, mais une liberté "procédurale" et "sous conditions". Il doit veiller à choisir une offre répondant de manière pertinente au besoin, respecter le principe de bon emploi des deniers publics, et veiller à ne pas contracter systématiquement avec un même prestataire lorsqu’il existe une pluralité d’offres potentielles susceptibles de répondre au besoin.
 

Zone de risque

La rançon de cette "liberté sous condition", c'est le risque d'une lecture trop rapide de l’article R. 2122-8, c’est-à-dire déconnectée de l’article L. 3. C’est le risque d’acheter "en mode automatique" (relire "L’attachement à un "bon prestataire" ne permet pas de déroger au code de la commande publique" - "Prestataires historiques : une mise en concurrence s’impose" et "Une remise en concurrence périodique pour des prestations de faibles montants").

Notons qu'a contrario, certains adeptes du principe "Ceinture Et Bretelles", se méfient à l'excès de cette simplicité... sans que cela soit pour autant la panacée. La Chambre régionale des comptes (CRC) de la Réunion relève par exemple que la commune de Saint-André prévoit une mise en concurrence formalisée dès que son achat dépasse les 5 000 € HT. Pour la CRC, la collectivité perd ainsi en réactivité avec des délais de consultation en conséquence anormalement, longs selon la prestation commandée (relire "Choix de la procédure de passation : le mieux est l’ennemi du bien").

L’absence de procédure de mise en concurrence ne doit pas être comprise dans le sens d’absence de mise en concurrence, rappelle aussi la CRC Provence-Alpes-Côte d’Azur : « la possibilité de réaliser des achats sans mise en concurrence est soumise à des règles dont celle de ne pas contracter systématiquement avec le même opérateur économique lorsqu'il existe une pluralité d'offres susceptibles de répondre au besoin » (relire "Pas de gré à gré même pour des achats inférieurs à 5 000 €"). 

A l’inverse, le Tribunal administratif de Marseille ne remet pas en cause l’attribution d’un marché public sans publicité et sans mise en concurrence préalable car, d'une part, le montant de la prestation est inférieur au seul de 40 000€ HT ; d'autre part, l’offre de l’attributaire apparaît "pertinente" (lire "L’offre de l’attributaire pertinente : le marché de gré à gré accepté").
 

Les "3 devis"... une règle ?

Dans l’hypothèse où le pouvoir adjudicateur ne connaît pas ou peu les pratiques du secteur économique, la Direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l’Economie et des Finances préconise de demander des devis auprès de fournisseurs ou de prestataires de service.
Mais ce n’est pas une obligation prévue par les textes, et le flou demeure (relire "La "règle des 3 trois devis ? A apprécier « au cas par cas, en fonction des achats envisagés »"). Ainsi, la Chambre régionale des comptes (CRC) Ile-de-France a considéré que n’est pas une mesure de publicité le fait de solliciter des devis auprès des entreprises, en les contactant directement par courriel : cette démarche n’a pas de caractère public et ne permet pas à tout opérateur intéressé de participer à la procédure (relire "Solliciter des devis n’est pas une mesure de publicité"). Par ailleurs, la CRC Auvergne-Rhône-Alpes déconseille de prévoir un recours systématique à un devis : solliciter un tel acte a un coût pour l’opérateur, rappelle-t-elle, alors que l’acheteur peut être parfaitement éclairé sur le niveau des prix pratiqués par une simple information orale (relire "Marché inférieur à 40 000€ : préférez l’information orale aux 3 devis systématiques").

Moralité : il est plus juste de considérer que la "règle" des 3 devis (qui n'en est pas une) est en réalité seulement un exemple donné par la DAJ de ce que l'article L. 3 du code exige a minima d'un acheteur public. Une application du passage d'une obligation de moyen (respecter une procédure) à une obligation de résultat (respecter les grands principes de la commande publique) pour les achats de moins de 40 K€.
 

La computation, exercice incontournable

Une autre difficulté à prendre en compte : pour recourir en toute pertinence au dispositif de l’article R. 2122-8, il faut être en mesure de mener une d’une computation des seuils efficace. La pratique démontre que, toutes organisations confondues, le respect des familles homogènes définies par les nomenclatures n’est pas toujours assuré, particulièrement lorsque le "petit" achat est confié aux services prescripteurs, faute de pouvoir être centralisé (lire "Pas de suivi de la dépense, pas de computation régulière des seuils" et "Marchés publics : suivre la notice de computation des seuils").
La Chambre régionale des comptes (CRC) Nouvelle Aquitaine, dans son rapport d’observations "Commune de Pauillac" relève que « l’éclatement des fournisseurs et la passation d’achats "de gré à gré" chaque année en fonction de la survenance des besoins conduit à un contournement des règles de la commande publique » (relire "C’est quoi, la bonne gestion administrative de ses achats publics ?").


Toutes ces subtilités ne sont pas évidentes à faire comprendre aux profanes de l’achat public. Face à vos interlocuteurs, certainement surpris lors que vous vous écrierez avec force "de grâce, pas de gré à gré, même pour ce petit marché", il vous faudra leur expliquer clairement le poids des mots... ou de leur absence.
C’est l'une de vos nouvelles compétences à développer (relire "[Interview] Sophie Lapisardi : "communiquer efficacement sur des thèmes clés de la commande publique" et "Le « faire comprendre», nouvelle compétence requise de l’acheteur public").

Expliquer clairement les choses faussement simples...
Y suis-je parvenu ?