Commande publique : « Excluez, excluez ! C’est déjà ça… »

partager :


"Ce que Paris conseille, l'Europe le médite ;
ce que Paris commence, l'Europe le continue
"
Victor Hugo



Jeudi 8 février. L’Eurométropole de Strasbourg accueille le Forum Commande publique organisé par le Conseil national des achats (CNA), avec pour thème "Commande publique et Europe". Sont abordés les enjeux d’achat local, d’achat durable et de souveraineté (lire "Pas de souveraineté économique sans une commande publique écologiquement et socialement responsable"). Vaste programme !

Parce qu’en effet, nous sommes parvenus à une sorte de pallier : même si les conséquences de la série de crises survenues ces dernières années, et jusqu’à très récemment avec la crise des agriculteurs, se font encore sentir, nous abordons une sorte de période calme. Comme si l’achat public entrait dans l’œil du cyclone. 

Ce moment d’accalmie conduit à s’interroger : quels enseignements le législateur en a-t-il tiré ? Laure Bédier, Directrice des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, l'assure pour la France : « la crise des prix nous a appris à nous remettre en cause ».
 

Une victoire de l’achat durable

Premier point acquis : l’achat durable a gagné la bataille (relire "La commande publique : un levier pour dynamiser l’achat de denrées locales" - "[Interview] Chr. Amoretti-Hannequin : « Une politique d’achat durable réfléchit forcément à la question de la localisation » " et "Achat local, achat durable, même combat !").
Un constat confirmant la formule "plus d’achat durable qui ne soit performant ; plus d’achat performant qui ne soit durable". Au-delà de l’absence de contradiction avérée entre achat performant et achat durable, Jean-Luc Barras, président du CNA l’affirme : « Il y a encore des gisements formidables dans la recherche de la performance de l'achat durable ». 

En filigrane, on se réjouit donc de ce que l’achat durable permet, indirectement, l’achat local. C'’est bien cet enjeu qui reste dans toutes les têtes, notamment après la crise des agriculteurs. Même si le professeur Etienne Muller rappelle que « La réalité, issue des données, c'est que l'achat public est massivement local ». Une affirmation que confirme l'analyse des données, assure dans la foulée et sur les réseaux sociaux le Professeur Morand (lire "Achat local : la vérité par la cartographie des données achat").
 

Faut-il tout changer dans la réglementation... ou rien ?

En réalité, le débat sous-jacent est de savoir si les directives de 2014 doivent être révisées : le contexte de 2014 n’a rien à voir avec celui de 2024 ! Laure Bédier glisse à ce sujet « La Commission serait un peu plus ouverte à envisager le début de prémices de commencement de réflexion sur la révision des directives européennes ». Une façon de dire, d’abord, que rien n’est moins sûr et que, de toute façon, une éventuelle révision sera longue.

D'ailleurs, cet avant-débat sur la révision commence à peine : est-il nécessaire de réviser ? Un préliminaire que l’on pourrait comparer à sacro-sainte définition du besoin. Il est clairement posé par les échanges entre la Cour des comptes européenne et la Commission (relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. « Mais que fait la Commission ?»" et "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes"). Echanges que l’on pourrait résumer ainsi : l’efficacité des directives européennes ne vaut qu’au regard de la façon dont les Etats les transposent et dépend de la façon dont les acheteurs s'emparent de la réglementation…
 

Répondre aux poussées localistes par une souveraineté européenne accrue

Politiquement, la Commission peut-elle prendre son temps ? « La montée en puissance des politiques protectionnistes au niveau mondial , y compris parmi les Etats membres de l’Union, va obliger l’Europe et la France à un positionnement stratégique et historique en termes de souveraineté et d’indépendance notamment au travers d’une commande publique européenne évaluée à plus de 2 000 milliards d’euros. » considère Sébastien Taupiac, pour qui « tout ajustement et simplification de la position européenne sera la bienvenue » (relire "[Tribune] " Pour un remaniement rapide de l’achat public !").
Des poussées alimentées par une demande de plus d'achat local, que le triste épisode de l’interception par des agriculteurs en colère d'un camion de poulets congelés ukrainiens ne respectant pas les normes européennes n’a fait que renforcer…

A Strasbourg, Jean-Luc Barras souligne d’abord la difficulté de définir la notion de souveraineté dans l’achat public. Tout est relatif ; autant s'en tenir aux "basiques" : « La souveraineté dans l'achat, c'est garder un niveau de maîtrise de ses achats, niveau cohérent avec un niveau de risque acceptable. Mais la clé, cela reste toujours la définition du besoin ».

Pour l'heure, la réponse de la Commission repose sur le renforcement des mesures de réciprocité. Laure Bédier rappelle à cet égard la mise en œuvre de l’IMPI, réponse à l’IRA américaine (consulter notre dossier "Instrument relatif aux marchés publics internationaux (IMPI)" et relire "[JAP 2023] Réciprocité dans les marchés publics : le réveil de la Force ?").
La DAJ annonce aussi d’autres textes "protecteurs", encore en projet, et notamment le projet de règlement dit "Net 0 industrie Act", dont l’objectif est d’augmenter la capacité de l’Union européenne à produire sur son sol des technologies autour de l’énergie propre, et de pouvoir imposer au titulaire de marchés portant sur ces technologies, de ne pas utiliser dans le cadre du contrat plus de 50 % de produits issus d’un État tiers (relire "Pas de souveraineté économique sans une commande publique écologiquement et socialement responsable").
 

Exclure pour se protéger

Sans surprise, ce serait aussi aux acheteurs publics d’assurer une forme souveraineté européenne en usant des clauses d’exclusion (relire "Le "B.A -BA de l’achat – Les motifs d'exclusion de la procédure"). A côté des motifs d’exclusion obligatoires, la liste des exclusions facultatives a en effet tendance à s’allonger.

Depuis le 1er janvier 2024, les acheteurs publics peuvent exclure des marchés publics les entreprises qui n’auraient pas réalisé leur rapport de durabilité (relire "Information extra financière des entreprises: nouveau motif d'exclusion"). Mais cette arme à usage facultatif sera-t-elle employée ? « Comment devons matérialiser ce contrôle ? Faut-il seulement s’assurer que le rapport existe ou faut-il en vérifier le contenu ? Dans le premier cas, on peut qualifier cette disposition de greenwashing et dans le second cas, c‘est irréalisable » explique dans nos colonnes Nicolas Cros, Directeur des Achats et de la Commande publique de Bordeaux métropole (lire "Le rapport de durabilité, nouveau motif d’exclusion des entreprises : affichage ou réalité ?"). Et il ajoute : « Je ne connais aucun acheteur qui aujourd’hui entend se lancer dans cette aventure. Du moins tant qu’elle n’est pas obligatoire ».

Autre motif d’exclusion, cette fois à venir, à disposition des acheteurs publics, celui prévu par la directive "CSDD "dont l’adoption formelle est prévue pour 2024 (relire "Directive européenne "CSDD" : des acheteurs publics toujours plus sollicités ?"). Une directive qui vise spécifiquement le devoir de vigilance des entreprises sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Me Jean-Marc Peyrical et Sébastien s’interrogent : « L’UE ne demande-telle pas un peu trop aux acheteurs de jouer le gendarme qu’elle ne peut, ou ne veut pas jouer ? », tout en relevant, à leur tour, que « peu d’acheteurs sont prêts à se lancer dans ce type d’exclusion de procédure (...) car peu d’entre eux sont organisés pour vérifier et contrôler ces éléments ».



Pour répondre à la demande d’achat local et de souveraineté renforcés, pour l’heure, les seules nouvelles mesures nouvelles reposent sur les acheteurs publics.
Un signe de confiance ? Peut-être. Mais compte tenu de la complexité de la mise en en œuvre et de leur caractère facultatif, pour l’instant, il subsiste assurément une attente à prendre en considération... économiquement et politiquement.