[Tribune] Peut-on parler de mouvement de dérégulation sectorielle de la commande publique ?

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Pierre-Ange Zalcberg, avocat counsel (Nemrod Avocats) constate un phénomène d’éclatement sectoriel d'un code de la commande publique pourtant conceptualisé pour réunir toutes les dispositions applicables aux contrats de la commande publique et assure l’accessibilité et l’intelligibilité du droit. « La brèche devenant faille béante, il n’est pas étonnant de voir se lever des revendications figurant la spécificité de certains secteurs de nature à justifier des particularismes du droit de la commande publique.»

La formule est sans doute un peu excessive, mais c’est une légitime question que l’on peut poser en constatant les évolutions législatives et réglementaires qui tendent depuis quelques années à assouplir le droit de la commande publique dans certains secteurs et/ou selon les circonstances.

Par nature, il existe déjà des secteurs ou des activités traités spécifiquement en regard des règles de la commande publique. C’est consubstantiel au droit de la commande publique qui ne saurait être uniforme, sous peine de se disqualifier.

L’on distingue bien les règles selon les pouvoirs adjudicateurs, les entités adjudicatrices (CCP, art. L.1210-1 à L.1212-4), mais aussi selon l’objet du marché public qu’il soit de travaux, de fournitures ou de services (CCP, art. L. 1111-2 à L. 1111-5), dont les définitions sont précisément ajustées pour justement assurer l’application par exemple de seuils de passation et de publicité particuliers. On différencie même les services, avec des services sociaux et autres services listés (1), bénéficiant, par rapport aux services non listés, de quelques largesses (publicité adaptée en fonction des caractéristiques du marché, notamment de son montant et de la nature des services en cause : CCP, art. R. 2131-14 et R. 2131-15).

Il est difficile de dresser une liste exhaustive des parti. cularités, tant elles sont nombreuses. Parmi elles, on peut citer par exemple, les travaux, fournitures ou services innovants de moins de 100 000 euros HT (CCP, art. R. 2122-9-1), les services juridiques (2) , la fourniture de livres non scolaires (CCP, art. R. 2122-9), etc. Certaines spécificités n’ont pas toujours un contour très évident à définir, ce qui incite d’ailleurs les acheteurs publics à la prudence malgré les efforts réalisés pour faciliter leur utilisation (3)

Et comment ne pas évoquer le cas des marchés publics de défense et de sécurité (MDS) ? Ils pourraient former pour les adeptes de la sectorisation, l’exemple parfait de réglementation spécifique avec un cadre juridique issu d’une directive européenne dédiée (4). La réglementation des MDS présente des spécificités au regard du régime de droit commun de la commande publique, compte tenu des exigences particulières liées au secteur industriel visé, notamment dans les domaines de la sécurité de l’approvisionnement et de la sécurité de l’information.

Toutes ces nombreuses adaptations bien connues restent calibrées. L’interprétation des juges pour leur application étant de surcroît stricte (5). Dans le contexte actuel marqué par les événements imprévisibles (épidémie, guerre en Ukraine, etc.) et par la montée concomitante des intentions souverainistes, elles ne sont généralement pas perçues comme suffisantes. Il est vrai que, de façon un peu dogmatique, la déréglementation est regardée comme un moyen de réduire la charge bureaucratique, de simplifier et d’orienter les investissements publics.

De façon un peu dogmatique, la déréglementation est regardée comme un moyen de réduire la charge bureaucratique, de simplifier et d’orienter les investissements publics

Chacun a pu aussi observer la capacité des pouvoirs publics à promouvoir des dispositifs dérogatoires au moment de la crise du covid-19, avec l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 relative à diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19. Ces règles dérogatoires étaient applicables aux contrats publics en cours ou conclus entre le 12 mars 2020 et la fin de l’état d’urgence sanitaire. Elles prévoyaient notamment des possibilités de prolongation des marchés publics, de recours à tiers en cas de défaillance ou de déplafonnement des avances.

Cet essai a été transformé en inspirant dans la loi n°2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique (dite "ASAP"), l’intégration directe dans le code de la commande publique d’un dispositif pérenne de dérogations aux règles de passation et d’exécution des marchés publics, en cas de survenance de circonstances exceptionnelles. La loi "ASAP" a également étendu le périmètre des dérogations aux règles de publicité et de mise en concurrence ouvrant la possibilité de conclure des marchés publics tout simplement dispensés, si des conditions d’intérêt général (décidées par voie réglementaire) le justifient (CCP, art. L. 2122-1).

C’est dans cet esprit également qu’ont pu être édictées de nouvelles mesures d’adaptation exceptionnelles suite aux émeutes urbaines de l’année dernière avec l’ordonnance n° 2023-660 du 26 juillet 2023 portant diverses adaptations et dérogations temporaires en matière de commande publique nécessaires à l’accélération de la reconstruction et de la réfection des équipements publics et des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023. Pour les acheteurs et bâtiments et équipements publics concernés, ces mesures prévoyaient notamment, dans un délai de neuf mois, la possibilité de passer les marchés de travaux inférieurs à 1 500 000 euros hors taxes sans publicité préalable mais avec mise en concurrence ou de déroger à l’obligation d’allotissement quel que soit le montant du marché.
Ces mesures ont toujours été limitées dans une temporalité déterminée par la portée des événements exceptionnels qui les justifiaient.

Ces mesures d’adaptation exceptionnelles ont toujours été limitées dans une temporalité déterminée par la portée des événements exceptionnels qui les justifiaient

Par extension, d’autres adaptations sectorielles, exogènes au code et à toutes circonstances particulières directes, sont néanmoins apparues :
- la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables introduit un article L. 331-5 au Code de l’énergie qui prévoit que, dans les conditions prévues par le Code de la commande publique, les acheteurs publics peuvent recourir à un contrat de la commande publique pour répondre à leurs besoins en électricité produite à partir de sources renouvelables (les "Power purchase Agreement" - PPA) dont la durée, généralement longue en pratique, doit être définie en tant compte de la nature des prestations et de la durée d’amortissement d’installation nécessaires à leur exécution. Mesure de nature à contredire le principe de remise en concurrence périodique issu du droit commun de la commande publique (CCP, art. L. 2112-5).
- la loi n° 2023-222 du 30 mars 2023 visant à ouvrir le tiers financement à l'Etat, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique permet, à titre expérimental et pendant une durée cinq ans, aux collectivités publiques soumises au principe de l’interdiction du paiement différé prévu à l’article L. 2191-5 du Code de la commande publique, de déroger à ce principe lorsqu’elles concluent des contrats de performance énergétique sous forme de marché global.
- Enfin, tout récemment, la loi n° 2024-450 du 21 mai 2024 relative à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, ouvre certaines facilités aux acheteurs publics concernés sur l’obligation d’allotissement pour les projets nucléaires, la durée des accords-cadres conclus pour la réalisation des projets nucléaires ou la prise en compte comme critère, de la « crédibilité » des offres des soumissionnaires.


Ce phénomène d’éclatement sectoriel du droit de la commande publique se poursuit manifestement face à un code qui avait été pourtant conceptualisé pour réunir toutes les dispositions applicables aux contrats de la commande publique et assurer, selon les propres termes de la secrétaire d’Etat en fonction à l’époque de son entrée en vigueur au 1er avril 2019, l’accessibilité et l’intelligibilité du droit. Il semble se poursuivre par « à coup » au gré des besoins, dans des proportions laissant à penser qu’il s’agit là du futur mode de réforme(tte) des marchés publics, sous la réserve évidente de conformité à la directive 2014/24 /UE (et dans l’attente de sa propre réforme).
La brèche devenant faille béante, il n’est pas étonnant de voir se lever des revendications figurant la spécificité de certains secteurs de nature à justifier des particularismes du droit de la commande publique.

De façon objective, d’autres secteurs contigus à celui de la défense et de la sécurité ou d’importance stratégique équivalente (dans un environnement où le champ des secteurs sensibles tend à s’étendre) pourraient justifier une réglementation particulière (il y a des enjeux de sécurité d’approvisionnement en matière de produits de santé ou d’alimentation, par exemple).

Tous les secteurs de nature à être exposés à un risque conjoncturel et/ou à enjeux de souveraineté sont en réalité susceptibles d’être concernés par le mouvement


Concernant l’achat de denrées alimentaires, France Urbaine, s’appuyant certes davantage sur le droit européen, a lancé un plaidoyer pour « libérer » ces achats du droit de la commande publique (6).

Dans la configuration d’un marché de l’assurance rendu exsangue après les crises, les marchés publics de services d’assurance, notamment sur le produit « dommages aux biens », sont aussi la cible de critiques. Le récent rapport sénatorial (7) sur le sujet évoque, en dernier recours certes, l’hypothèse d’un traitement particulier pour les marchés d’assurance au regard des règles de la commande publique.

Un rapport d’une mission IGAS-CGE relatif aux vulnérabilités d’approvisionnement en produits de santé (8) propose également, sans suggérer néanmoins de modification réglementaire, d’inciter les acheteurs publics à adapter leurs techniques d’achats (multi attribution, application des clauses d’achat pour compte, identification des quantités commandées, utilisation des critères logistique et de sécurité d’approvisionnement). Connaissant toutes les difficultés des pouvoirs publics à engager les acheteurs publics dans l’évolution de leurs pratiques à droit constant (9) , le risque n’est pas écarté de voir éclore, y compris dans ce secteur, des dispositions réglementaires particulières.

Tous les secteurs de nature à être exposés à un risque conjoncturel et/ou à enjeux de souveraineté sont en réalité susceptibles d’être concernés par le mouvement.
Pour se faire une idée du périmètre potentiel, on peut se reporter, comme un miroir, à un autre référentiel réglementaire, également très questionné dans l’ambiance actuelle, celui applicable en matière de contrôle des investissement étrangers en France. L’article R.151-3 du Code monétaire et financier fixe en effet la liste des secteurs dans lesquels une autorisation de l’Etat est requise avant tout investissement étranger. On y retrouve évidemment l’ensemble des activités régaliennes associées à la défense et à la sécurité (armes, munitions, etc.) mais aussi des activités sensibles mais non strictement régaliennes, comme par exemple l’approvisionnement en énergie, en eau, l'exploitation des réseaux et des services de transport, la protection de la santé publique, de l’édition, de l’impression ou la distribution des publications de presse d'information politique et générale, les opérations spatiales, l’exploitation des réseaux et des services de communications électroniques, etc.

L’avenir du droit de la commande publique pourrait être celui de réglementations distinctes, pour chaque secteur structurellement ou conjoncturellement stratégique

L’avenir du droit de la commande publique pourrait être celui de réglementations distinctes, pour chaque secteur structurellement ou conjoncturellement stratégique.
Mais qu’est-ce qui amènera les pouvoirs publics à envisager ces adaptations ? Des bases objectives dûment étayées ou la force de persuasion de certains représentants d’intérêts ? Autant d’interrogations qui accompagnent le constat d’une fragmentation à bas bruit de la commande publique.


On peut évidemment le regretter, car le droit de la commande publique avait gagné, depuis la codification en 2019, une cohérence d’ensemble. D’autant plus que ce que permet d’ores et déjà le droit positif, ne parait pas toujours pleinement exploité par l’acheteur public contraint dans son organisation, et généralement peu enclin à la prise de risques.
On pourrait aussi interroger l’efficacité de certaines mesures particulières quant aux objectifs qu’elles sont censées poursuivre. « Libérer » la commande publique n’est pas forcément la panacée pour le développement économique durable, certaines mesures spécifiques pouvant avoir des effets non souhaités sur le marché en asséchant à terme la concurrence.

La dérégulation sectorielle du droit de la commande publique qui se confirme ne représente que le symptôme (plutôt que le remède) de besoins manifestes d’investissements publics pour tout un pan de « l’économie critique » française et européenne. Sans réforme majeure - et surtout éclairée - des directives européennes, il ne sera possible d’endiguer le phénomène, ni d’ailleurs, dans la faible portée pratique des mesures mises en place, de véritablement répondre aux enjeux actuels des acheteurs publics et des entreprises.
En revanche, on continuera lentement mais surement à affaiblir la commande publique, et ses principes fondamentaux, car même les grands arbres peuvent être abattus à force de coups de canif.


 
(1) Avis relatif aux contrats de la commande publique ayant pour objet des services sociaux et autres services spécifiques.
(2) Marchés de services juridiques non soumis aux règles de préparation et de passation des marchés publics prévues par le code de la commande publique ( 8° de l’article. L. 2512-5), marchés de services juridiques soumis à un régime très allégé (article 4° de l’article R. 2123-1) prévu à l’article R. 2123-8 du code, et marchés de services juridiques soumis à une procédure adaptée (3° de l’article R. 2123-1) prévu aux articles R. 2123-4 à R. 2123-7.
(3) Par exemple, l’article L. 2172-3 CCP définit largement ce que sont les travaux, fournitures et services innovants y compris du seul qu’ils soient fournis par des jeunes entreprises définies à l’article 44 sexies-0 A du Code général des impôts.
(4) Directive 2009/81/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité.
(5) Voir par exemple sur les MDS, CE 18 décembre 2019, req. n° 431696 : un marché portant sur des moyens matériels destinés à l'exercice de missions de police en mer ne peut être regardé comme un marché de défense et de sécurité.
(6) A l’occasion du salon de l’agriculture et à l’initiative de France urbaine, les présidents des principales associations d’élus ont appelé, le 3 mars 2023 dans une tribune au Monde, la France et l’Union européenne à mettre en place des dispositions spécifiques aux achats alimentaires, au travers d’une
« exception alimentaire et agricole » forgée sur le modèle de l’exception culturelle.
(7) Rapport d’information sur les problèmes assurantiels des collectivités territoriales, 27 mars 2024, sénateur : M. Jean-François Husson.
(8) Rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) - Conseil général de l’économique (CGE), « Les vulnérabilité d’approvisionnement en produits de santé » - Décembre 2021.
(9) Voir par exemple, la faible adhésion des acheteurs publics aux dispositifs promouvant l’achat d’innovations (partenariats d’innovation, et contrats d’innovation inférieurs à 100 000 euros HT).