Dispositif d’urgence commande publique: les réponses aux 10 questions encore en suspens

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Les acheteurs publics ont pris connaissance de l’ordonnance adaptant les règles pour les marchés publics, mais aussi des conseils de la DAJ. certaines questions restent néanmoins en suspens. Le Cabinet Fidal nous apporte ses réponses et prodigue ses conseils.

Les clés données par l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 adaptant les règles pour les marchés publics et la foire aux questions de la Direction des affaires juridiques (DAJ) du 30 mars 2020  (relire "La DAJ publie une FAQ Commande publique et covid-19") ne permettent pas, dans la pratique, d’ouvrir toutes les portes. Demeurent certaines interrogations sur l’interprétation de la règle fixée. Par ailleurs, certains points non abordés méritent encore conseils. Me Jean-Sébastien Oriou (Directeur national du Département Droit public), Me José-Manuel Oliveira (avocat), Me Véronique Fontaine (avocat associée) et François Lichère (Professeur agrégé de droit public - Université Jean Moulin Lyon 3 et consultant) répondent à nos questions ... d’une seule voix.
 

1- Dans sa foire aux questions (FAQ), la DAJ précise qu’il est possible de « poursuivre la procédure avec les seuls soumissionnaires qui ont accepté la prorogation du délai de validité de leur offre. » Qu’en pensez-vous ?

me_jean-sebastien_oriou.jpgCabinet Fidal - En principe, il faut l’accord unanime des soumissionnaires pour prolonger la durée de validité des offres (CE 13 décembre 1996, req. n° 169706). Le Conseil d’Etat a cependant admis une exception « lorsque ce délai est arrivé ou arrive à expiration avant l'examen des offres en raison […] d'une procédure devant le juge du référé précontractuel, […]» (CE 10 avril 2015, req. n° 386912). Le rapporteur public a expliqué qu’il s’agit là de ne pas permettre au requérant d’empêcher que la procédure puisse se poursuivre si le référé n’aboutit pas.

Exiger l’unanimité des candidats pour prolonger le délai de validité des offres reviendrait à permettre d’empêcher la personne publique de s’adapter aux circonstances

On peut alors comprendre la position de la DAJ : même si l’ordonnance n° 2020-319 ne spécifie pas cette possibilité de prolongation sans l’accord unanime, on peut penser qu’elle est comprise dans l’article 3 qui permet d’aménager en cours de procédure les modalités de la mise en en concurrence prévue, dans le respect du principe d'égalité de traitement des candidats.
Exiger l’unanimité des candidats pour prolonger le délai de validité des offres reviendrait à permettre d’empêcher la personne publique de s’adapter aux circonstances. En effet, l’ordonnance n° 2020-319 n’a pas été conçue dans la seule l’optique de favoriser les candidats, mais aussi de permettre aux autorités contractantes de s’adapter aux circonstances, ainsi que le révèle le rapport au Président de la République qui l’accompagne.
Cela étant, il serait souhaitable que la DAJ précise son raisonnement et les modalités d’interrogation des entreprises pour respecter le principe d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Il conviendrait d’éviter de laisser croire à une erreur et ouvrir ainsi un champ de contentieux éventuel aux candidats qui n’auraient pas accepté ou n’aurait pas été en mesure de prolonger leur offre et se trouveraient ainsi évincés. Elle pourrait aussi dire si l’absence de réponse des candidats vaudra acceptation tacite de prolongation.
Un tel contentieux semble somme-toute peu probable, car on imagine que les entreprises dans le contexte actuel vont toutes accepter des prolongations de délai. »
 

2- La DAJ semble dire que la résiliation des marchés n’est pas possible dans les circonstances actuelles, que les acheteurs doivent suspendre les marchés si l’exécution n’est pas possible. Elle parle néanmoins d’indemnisation en cas de résiliation pour force majeure. Que doivent comprendre les acheteurs ?

Les parties ont toujours la possibilité de se mettre d’accord et de suspendre le contrat par avenant, voire de résilier

me_jose-manuel_oliveira.jpgCabinet Fidal  - Chaque situation doit être analysée au cas par cas. Le raisonnement peut être mené en plusieurs étapes.
L’acheteur peut commencer par se demander si le contrat peut continuer à être exécuté. Si tel est le cas, mais dans des conditions dégradées, un avenant peut adapter les stipulations contractuelles. Ensuite, si le contrat ne peut être poursuivi, sa suspension peut être décidée. Il ne faut pas oublier que la suspension peut être partielle. Prenons l’exemple d’un centre aquatique qui ne reçoit plus d’usagers : toutes les prestations objets du contrat ne sont pas éteintes ; il faut, par exemple, entretenir les bassins.
Si la suspension s’avère inutile, l’acheteur pourra résilier unilatéralement le marché.
Cela étant, il faut rappeler que les parties ont toujours la possibilité de se mettre d’accord et de suspendre le contrat par avenant, voire de résilier.
 

3 - La résiliation pour force majeure doit-elle être privilégiée par les acheteurs?

Si la pandémie est un événement extérieur aux parties et imprévisible, il ne revêt pas toujours un caractère irrésistible rendant impossible l’exécution du contrat.

me_veronique_fontaine.jpgCabinet Fidal  -  Il y a sans doute une ambiguïté chez certains acheteurs qui tient, comme pour beaucoup de titulaires de marchés d’ailleurs, à la méconnaissance des conséquences de la survenance d’un événement de force majeure. L’ordonnance ne contribue d’ailleurs pas à l'éclairer, puisqu’à aucun moment elle ne fait allusion à la force majeure.
A cet égard, si la pandémie du Covid-19 est certainement un événement extérieur aux parties et imprévisible, il ne revêt pas toujours un caractère  irrésistible qui rend impossible l’exécution du contrat. Au demeurant, cette impossibilité d’exécuter un contrat, si elle est prouvée, peut être soit temporaire, soit définitive.
Tout  dépend aussi de qui l’invoque. Si c’est l’acheteur qui entend l’invoquer, il doit prouver qu’il est dans l’impossibilité d’exécuter ses propres obligations contractuelles. Ce n’est que si cette impossibilité est permanente qu’il pourra résilier, à l’image de l’annulation d’un festival pendant la période de confinement. Mais nous pressentons bien que la plupart du temps, c’est plutôt de suspension dont il va être question pour l’acheteur, comme pour les chantiers en cours, et encore seulement si les conditions sont remplies, s’il ne peut pas par exemple assurer leur suivi faute de personnel disponible.
S’agissant de la résiliation unilatérale par l’acheteur, la FAQ distingue à cet égard et à raison, soit la résiliation qui serait imposée par les circonstances, soit celle prise par simple mesure de précaution. Dans le premier cas, elle ne donne lieu à aucune indemnité, seules les dépenses engagées seront rémunérées. Il faut noter que, comme le prévoit l’ordonnance, les clauses contractuelles contraires ne s’appliquent pas, sauf si elles sont plus favorables au titulaire. Pour ce qui est de la simple mesure de précaution, il s’agit d’une résiliation pour motif d’intérêt général et le cocontractant a droit à une indemnisation intégrale si le contrat ne l’exclut pas lui-même.
 

4 - Quelle situation concrète peut ne pas relever de la force majeure, mais d’une mesure de précaution ?

Cabinet Fidal - Prenons l’exemple d’un marché de travaux pour lequel il n’est pas impossible de poursuivre le chantier. Dans ces circonstances, la force majeure n’est pas caractérisée. Il se peut que le maître d’ouvrage ne puisse cependant pas avoir la preuve que toutes les précautions du plan de prévention remis à jour pour faire face aux circonstances, puissent être respectées. La problématique peut résulter du respect des gestes barrières par manque de masques, de gels hydroalcooliques, de lavabos pour se laver régulièrement les mains...
 

5 - Une résiliation pour faute peut-elle être envisagée si l’inexécution du co-contractant ne résulte pas de la crise ?

Une entreprise qui ne serait pas en mesure de prouver qu’elle ne peut pas exécuter le marché mais qui déciderait  unilatéralement de ne pas l' exécuter commettrait  une faute.

Cabinet Fidal - Il faut garder à l’esprit que l’ordonnance adapte la réglementation pour faire face à cette situation inédite, mais que le droit commun reste applicable. Si l’entreprise n’est pas en mesure d’apporter la preuve qu’elle ne peut pas exécuter le marché et qu’elle décide unilatéralement de ne pas exécuter, elle commet certainement une faute. Mais toute faute d’inexécution n’est pas forcément suffisamment grave pour justifier une résiliation pour faute. Tout dépend des circonstances et notamment de la durée de l’inexécution et de l’importance des conséquences de l’inexécution pour l’acheteur. Là encore, chaque situation est à étudier au cas par cas. 
 

6 - L’article 6-4 de l’ordonnance prévoit que lorsque l’acheteur suspend l’exécution d’un marché à prix forfaitaire, il doit rémunérer son co-contractant selon les stipulations contractuelles. Comment cela se traduit-il en pratique ?

francois_lichere.jpgCabinet Fidal  - Il s’agit d’une des dispositions (avec les articles 6-5 et 6-6 pour les concessions) les plus difficiles à mettre en œuvre. La FAQ adopte une interprétation stricte de cette disposition qui, en pratique, réduit le champ de son utilisation. Elle indique en effet que « cette disposition concerne essentiellement les marchés forfaitaires ayant prévu des échéances de paiement étalées dans le temps selon une périodicité précise (mensuelle, trimestrielle…) et ayant déterminé le montant de ces versements forfaitaires échéancés

ll y une dérogation à la règle du service fait ; mais à la  fin de la suspension, un « avenant »  réglera les questions financières.

On peut noter une ambigüité avec l’adverbe « essentiellement ». Mais on peut craindre que cela signifie « par essence » ... et que ce ne sera que si le montant des versements forfaitaires a été échéancé dans le marché que ce droit à paiement du prix sans exécution du marché sera ouvert, ce qui peut être source d’interprétation s’agissant des marchés de travaux. En outre, seuls les marchés à forfait sont concernés. La version de la FAQ publiée le 8 avril 2020 est encore plus restrictive puisqu’elle exclut, par exemple, les paiements en application de l’article 13 du CCAG travaux. En tout état de cause, si ces versements ont lieu, il s’agira donc d’une sorte d’avance qui peut aller jusqu’à un règlement intégral.
Comme le dit la FAQ, il s’agit d’une dérogation à la règle du service fait. A la fin de la suspension, c’est un « avenant » qui va soit décider du maintien du contrat à l’identique, soit de sa modification, soit de sa résiliation et, dans tous les cas, régler les questions financières. L’ordonnance indique bien que les flux peuvent être dans les deux sens : un versement supplémentaire au titulaire pourrait intervenir si les frais de garde du chantier n’ont pas été versés par exemple ou, à l’inverse, un versement à l’acheteur pour les sommes avancées pour des travaux qui ne seront finalement pas réalisés du fait d’une résiliation conventionnelle.
 

7 - La FAQ de la DAJ explique qu’en cas de suspension de chantier, le titulaire du marché peut se voir indemniser des pertes, avaries, dommages… subies sur le chantier (sauf stipulation contractuelle contraire ou cause imputable au titulaire) en se fondant sur l’article 18.3 du CCAG travaux. Cet article fait référence aux phénomènes naturels et à la force majeure. Que faut-il comprendre ?

C’est donc tout préjudice lié à l’ajournement, c’est-à-dire à la suspension décidée par le maître d’ouvrage, qui peut faire l’objet d’une indemnisation.

Cabinet Fidal - La DAJ avance ici des sources qui font débat. La bonne référence en la matière est l’article 49.1.1, 2ème alinéa du CCAG travaux qui fixe les indemnités dans l’hypothèse de l’ajournement des travaux décidé par l’acheteur : « Le titulaire, qui conserve la garde du chantier, a droit à être indemnisé des frais que lui impose cette garde et du préjudice qu'il aura éventuellement subi du fait de l'ajournement », article d’ailleurs rappelé dans la question précédente de la FAQ.  C’est donc tout préjudice lié à l’ajournement, c’est-à-dire à la suspension décidée par le maître d’ouvrage, qui peut faire l’objet d’une indemnisation.
L’article 18.3, quant à lui, n’a vocation à s’appliquer que si l’ajournement des travaux n’est pas décidé par l’acheteur, mais que l’exécution est rendue impossible par les conséquences du Covid-19. En ce cas, c’est l’article 18.3 qui trouvera à s’appliquer au titre de la force majeure... mais n’est prévue que l’indemnisation des pertes ou avaries. 
 

8 - Lorsque cela est requis par les textes, les acheteurs doivent-ils consulter la commission d’appel d’offres ? Comment procéder pour la réunir ?

Il n’y a donc pas de raisons de ne pas réunir les CAO à distance, sous réserve de respecter les règles de quorum.

Cabinet Fidal  -  Il n’y a pas de dérogations dans l’ordonnance n° 2020-319 aux règles de fonctionnement de la CAO. Et pour cause : cette ordonnance ne déroge qu’au Code de la commande publique et non au Code général des collectivités territoriales (CGCT). L’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 visant à assurer la continuité du fonctionnement des institutions locales et de l’exercice des compétences des collectivités territoriales et des établissements publics locaux afin de faire face à l’épidémie de covid-19 ne prévoit pas non plus de dispositions spécifiques pour les CAO. Mais le dernier alinéa  l’article L. 1414-2 du CGCT prévoit que « Les délibérations de la commission d'appel d'offres peuvent être organisées à distance dans les conditions de l'ordonnance n° 2014-1329 du 6 novembre 2014 relative aux délibérations à distance des instances administratives à caractère collégial. » Il n’y a donc pas de raisons de ne pas réunir les CAO à distance, sous réserve de respecter les règles de quorum. 
 

9 - Y-a-t-il des dérogations aux délibérations du conseil municipal en matière de commande publique ? Comment procéder pour le réunir ?

Cabinet Fidal -  Il n’y a pas non plus de dérogations dans l’ordonnance n° 2020-319 aux règles du conseil municipal et plus généralement des organes délibérants en matière de commande publique. Ce sont donc les règles générales du CGCT, telles que modifiées par l’ordonnance n° 2020-391 qui s’appliquent. Or l’article 6 de cette ordonnance permet les réunions du conseil municipal en visio-conférence ou, à défaut, en audio conférence. On doit donc pouvoir réunir en principe le conseil municipal lorsque celui-ci doit se réunir pour les contrats de la commande publique. Mais l’article 1er de la même ordonnance donne délégation générale au maire notamment pour la passation et l’exécution des marchés publics. Le conseil municipal ne devra donc pas se réunir en matière de marchés publics mais devra le faire pour les délégations de service public qui ne sont pas concernées par l’article 1er.. 
 

10 - De manière plus générale, l’ordonnance adaptant les règles de la commande publique est-elle un « nid à contentieux » ?

Cabinet Fidal  – Il serait exagéré de parler de « nid à contentieux » avec cette ordonnance, tant elle a pour but d’assouplir les règles de passation et d’exécution de la commande publique, à la fois dans l’intérêt des autorités contractantes et de leurs cocontractants. Mais il est vrai qu’inévitablement l’adoption dans l’urgence, avec un délai ultra court pour que le Conseil d’Etat puisse répondre, conduit inévitablement à des imprécisions. La fiche de la DAJ du 26 mars 2020 et la FAQ du 30 mars 2020 ont pour vertu d’éclairer de nombreux points. Mais il reste des zones d’ombres qui seront sans doute éclaircies prochainement soit par des précisions nouvelles dans les FAQ  soit par le recours à l’interprétation du juge administratif.
Il reste qu’il faut que chaque partie prenante examine leur situation au regard de la force majeure et aussi au regard des clauses contenues dans chaque contrat pour déterminer ce qu’il est possible de faire (suspension, résiliation ou continuation du contrat) et de déterminer les conséquences pécuniaires de la situation.