
[Interview] « La poursuite des gestionnaires publics n’est pas automatique »… encore moins dans la commande publique !
Cet article fait partie du dossier :
Ordonnance "responsabilité financière des gestionnaires publics" (RFGP)
Le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP) crispe de plus en plus au fil des arrêts des juridictions financières. Véronique Hamayon, Procureure générale près la Cour des comptes, tente de dédramatiser la situation auprès de la rédaction, afin d’éviter qu’un climat anxiogène s’installe. « Un emballement injustifié», selon la magistrate.

« Les poursuites ne sont pas systématiques ! Le grand public ne sait pas que la plupart des affaires sont classées », s’exclame Véronique Hamayon. Le "Manifeste pour une responsabilité publique juste, assumée et respectée" lancé récemment par le Syndicat national des directeurs généraux de collectivités territoriales (SNDGCT), qui évoque « une quasi-automaticité des poursuites », suscite la surprise au sein du Parquet général près de la Cour des comptes qui regrette de n’a pas avoir été contacté au préalable pour échanger à ce sujet (relire "Responsabilité financière des gestionnaires publics : élus et directeurs généraux lancent l’alerte").
Il est vrai que ces derniers mois, les arrêts rendus n’ont pas laissé indifférents les gestionnaires publics. On pense par exemple à la condamnation d’une secrétaire de mairie à payer une amende de 1 000 € sur ces deniers personnels : elle n’avait pas remis dans les délais les déclarations de sinistre à l’assureur, causant à sa collectivité un préjudice de près de 45 000 euros, puisque l’entité n’avait pu être indemnisée (relire : "Une secrétaire de mairie condamnée pour des fautes dans l'exécution de son marché public d’assurance").
Pour autant, Véronique Hamayon regrette un emballement médiatique injustifié autour de ce nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP) issu de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 (NDLR : relire [Interview] Olivier Fréel : La réforme ordonnateur/comptable ? « Attendue, réclamée, et indispensable ! »").
Il est vrai que ces derniers mois, les arrêts rendus n’ont pas laissé indifférents les gestionnaires publics. On pense par exemple à la condamnation d’une secrétaire de mairie à payer une amende de 1 000 € sur ces deniers personnels : elle n’avait pas remis dans les délais les déclarations de sinistre à l’assureur, causant à sa collectivité un préjudice de près de 45 000 euros, puisque l’entité n’avait pu être indemnisée (relire : "Une secrétaire de mairie condamnée pour des fautes dans l'exécution de son marché public d’assurance").
Pour autant, Véronique Hamayon regrette un emballement médiatique injustifié autour de ce nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP) issu de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 (NDLR : relire [Interview] Olivier Fréel : La réforme ordonnateur/comptable ? « Attendue, réclamée, et indispensable ! »").

Comment expliquez-vous cet "emballement médiatique" autour des premières décisions de la Cour des comptes ?
Véronique Hamayon – Le dispositif qui existe depuis le 1er janvier 2023 conduit à un accroissement de la visibilité des affaires contentieuses devant les juridictions financières, et à une augmentation du nombre de condamnations par rapport à la seule Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF). Une conséquence qui peut émouvoir les gestionnaires publics. Mais le dispositif en vigueur avant l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 était loin d’être satisfaisant pour une démocratie.
De l'autre, le comptable public pouvait voir engagée sa responsabilité personnelle et pécuniaire devant le juge des comptes. Mais dans les faits, l’applicabilité de cette sanction était largement théorique, puisqu’une remise gracieuse était quasi-systématiquement accordé par le ministre du Budget.
Dorénavant, le régime de responsabilité est unifié, avec la mise en place d’une organisation juridictionnelle commune pour l’ordonnateur et le comptable : en première instance, la chambre du contentieux de la Cour des comptes ; en appel, la Cour d’appel financière, et en cassation, le Conseil d’Etat. Et les remises gracieuses ne sont plus possibles.
Pour mémoire, il existait deux régimes distincts de responsabilité des gestionnaires publics. D’un côté, l’ordonnateur (et d’une façon générale tout gestionnaire public) relevait de la CDBF ; juridiction financière spécialisée dont le nombre d’affaires jugées était réduit : quatre à cinq arrêts par an.Le dispositif en vigueur avant l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 était loin d’être satisfaisant pour une démocratie
De l'autre, le comptable public pouvait voir engagée sa responsabilité personnelle et pécuniaire devant le juge des comptes. Mais dans les faits, l’applicabilité de cette sanction était largement théorique, puisqu’une remise gracieuse était quasi-systématiquement accordé par le ministre du Budget.
Dorénavant, le régime de responsabilité est unifié, avec la mise en place d’une organisation juridictionnelle commune pour l’ordonnateur et le comptable : en première instance, la chambre du contentieux de la Cour des comptes ; en appel, la Cour d’appel financière, et en cassation, le Conseil d’Etat. Et les remises gracieuses ne sont plus possibles.
Comment fonctionne le Parquet ?
Véronique Hamayon – En matière contentieuse, il existe maintenant un parquet unique et national. Il est composé du parquet général (avocats et substituts généraux) et des procureurs financiers près des chambres régionales des comptes (CRC). C’est un puissant facteur d’homogénéité de la réponse apportée aux irrégularités commises.
Sans compter que nous pouvons nous autosaisir, par exemple, si nous considérons, à la lecture du rapport d’une CRC ou d’une chambre de la Cour, qu’une infraction prévue dans le Code des juridictions financières (CJF) a été commise mais que le Parquet n’en a pas été saisi ; ou à la suite de la découverte de faits dénoncés par un article de presse précisément documenté.
Depuis le 1er janvier 2023, on compte pour l’heure environ 70 nouvelles affaires chaque année, certaines sont classées assez rapidement, si bien que le nombre d’affaires "vivantes" est très sensiblement inférieur. La très grande majorité vise des ordonnateurs. Et la moitié concerne des collectivités territoriales.
Il peut être saisi par de nombreuses autorités : les CRC, les chambres non contentieuses de la Cour, les inspections générales, les procureurs de la République, les ministres, les directions régionales et départementales des finances publiques, les préfets, le président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale, et bien d’autres.On compte pour l’heure une centaine de nouvelles d’affaires chaque année. La très grande majorité vise des ordonnateurs ; la moitié concerne des collectivités territoriales
Sans compter que nous pouvons nous autosaisir, par exemple, si nous considérons, à la lecture du rapport d’une CRC ou d’une chambre de la Cour, qu’une infraction prévue dans le Code des juridictions financières (CJF) a été commise mais que le Parquet n’en a pas été saisi ; ou à la suite de la découverte de faits dénoncés par un article de presse précisément documenté.
Depuis le 1er janvier 2023, on compte pour l’heure environ 70 nouvelles affaires chaque année, certaines sont classées assez rapidement, si bien que le nombre d’affaires "vivantes" est très sensiblement inférieur. La très grande majorité vise des ordonnateurs. Et la moitié concerne des collectivités territoriales.
Comprenez-vous l'inquiétude que rapporte notamment le SNDGCT ?
Véronique Hamayon – Je la comprends mais je regrette la forme. Le régime étant nouveau et la jurisprudence n’étant pas encore stabilisée, il peut légitimement y avoir des inquiétudes. Mais il ne faut pas tomber dans l’irrationnel ! En particulier lorsque l’on examine les chiffres : le nombre d’affaires jugées et le nombre de condamnations restent infimes par rapport au nombre de contrôles effectués par les juridictions financières. Et nombreux sont les dossiers que nous classons !
Ensuite, les élus ne sont pas justiciables devant les juridictions financières. Sauf dans les cas de gestion de fait, de réquisition du comptable, d’infractions commises dans le cadre de missions détachables de leur mandat d’élu, ou d’inexécution d’une décision de justice.
Ensuite, les élus ne sont pas justiciables devant les juridictions financières. Sauf dans les cas de gestion de fait, de réquisition du comptable, d’infractions commises dans le cadre de missions détachables de leur mandat d’élu, ou d’inexécution d’une décision de justice.
Pour rappel, si un agent public a commis une infraction en agissant sur l’ordre d’un élu ou en application d’une délibération, il ne pourra pas être condamné devant les juridictions financières.
Enfin, le champ de l’infraction en cas de manquement aux règles relatives à l'exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens publics (CJF, article L. 131-9) a été restreint par cette ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022. Il faut dorénavant « une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif ». L’objectif de la mesure est justement d’éviter d'appréhender des gestionnaires publics lorsque les sommes en jeux sont insignifiantes.Si un agent public est contraint d’appliquer l’ordre d’un élu ou de suivre une délibération, dans cette hypothèse, celui-ci ne pourra pas être condamné devant les juridictions financières, s'il venait à commettre de ce fait une infraction administrative
Toutefois, l’importance du préjudice s’apprécie au regard des éléments financiers de l’entité ou du service victime de l’infraction (Cour d’appel financière 12 janvier 2024, n° 2024-01 – NRDL : relire "Responsabilité financière des gestionnaires publics : à la recherche du "Préjudice financier significatif" et "[Achats à la Fac] Jesse Lukaso : « Le signalement à la Cour des comptes, un risque réel pour les acheteurs publics »").
Quelles sont vos critères qui vous poussent à poursuivre ou, à l’inverse, à classer une affaire ?
Véronique Hamayon – Nous n’avons pas vocation à publier une doctrine exhaustive car c’est une appréciation au cas par cas de la gravité de chaque affaire. Une même infraction commise peut, dans certains cas, être portée devant la juridiction financière, dans d’autres cas être classée. Ce choix de poursuivre ou non dépend de plusieurs facteurs de gravité : la répétition des irrégularités, la persistance dans l’irrégularité malgré des avertissements, le montant du préjudice, les moyens mis à disposition par la collectivité publique…
Ainsi, nous tenons compte à chaque fois des circonstances. Je le répète : les poursuites ne sont pas systématiques !
Je vais vous donner un exemple : j’ai classé récemment une affaire concernant de nombreuses irrégularités dans la rémunération de personnels soignants au sein d’un hôpital ultramarin, considérant que les problèmes d’attractivité étaient presque insolubles et que le directeur faisait des efforts pour remettre de l’ordre. Les mêmes irrégularités dans un hôpital n’ayant pas les mêmes difficultés pour attirer des personnels auraient peut-être été poursuivies.Le choix de poursuivre ou non dépend de plusieurs facteurs de gravité : la répétition des irrégularités, la persistance dans l’irrégularité malgré des avertissements, le montant du préjudice, les moyens mis à disposition par la collectivité publique
Ainsi, nous tenons compte à chaque fois des circonstances. Je le répète : les poursuites ne sont pas systématiques !
Qu’en est-il en cas de non-respect des règles de la commande publique ?
Véronique Hamayon – Paradoxalement, la réécriture de l’infraction relative à un manquement aux règles relatives à l'exécution des recettes et des dépenses rend plus difficile la poursuite.
Dans bien des cas, la seule possibilité pour que ces infractions soient poursuivies, c’est de transmettre le dossier à l’autorité judiciaire.
En matière de commande publique, rares sont les cas dans lesquels il est possible d’identifier précisément et rigoureusement la perte ou le manque à gagner pour la collectivité publique, et donc de déterminer le préjudice financier causé par un manquement aux règles de la commande publique.Rares sont les cas dans lesquels il est possible d’identifier précisément et rigoureusement la perte ou le manque à gagner , et le préjudice financier causé par un manquement aux règles de la commande publique
Dans bien des cas, la seule possibilité pour que ces infractions soient poursuivies, c’est de transmettre le dossier à l’autorité judiciaire.
Est-ce une bonne idée d’exclure les élus de l’office du juge financier ?
Véronique Hamayon – Globalement oui. Mais en réalité, en matière de commande publique, quand il n’y a pas d’enrichissement personnel ou de détournement, il serait préférable pour les élus eux-mêmes et les agents publics qui ont suivi leurs consignes, qu’ils puissent être jugés par les juridictions financières ! Notamment pour des faits qui, au lieu d’être poursuivis par le juge pénal sur le fondement du délit de "favoritisme", pourraient relever de l’infraction administrative de l’"avantage injustifié" (NDLR : CJF, article L. 131-12 – relire "[Interview] Favoritisme : une répartition absurde des affaires entre les juges pénaux et financiers"). La procédure devant les juridictions financières est en effet plus rapide et bien moins traumatisante que ne l’est la procédure pénale.
Les sanctions prononcées par les juridictions financières peuvent aller du rappel à la loi à une amende dont le montant maximum reste plafonné. Elles ne peuvent prononcer ni peine d’inéligibilité, ni interdiction d’exercer. Et en cas de condamnation, celle-ci n’est pas mentionnée dans le casier judiciaire.
S’il faut donc éviter un risque de pénalisation accrue de la gestion publique, les règles doivent néanmoins être respectées. Le citoyen ne se satisferait pas que des violations de règles dans l’utilisation de l’argent public demeurent non sanctionnées ! Cela n’est pas acceptable, surtout dans un contexte de crise des finances publiques et de sensibilité extrême des citoyens à la bonne gestion des deniers publics.
Les sanctions prononcées par les juridictions financières peuvent aller du rappel à la loi à une amende dont le montant maximum reste plafonné. Elles ne peuvent prononcer ni peine d’inéligibilité, ni interdiction d’exercer. Et en cas de condamnation, celle-ci n’est pas mentionnée dans le casier judiciaire.
S’il faut donc éviter un risque de pénalisation accrue de la gestion publique, les règles doivent néanmoins être respectées. Le citoyen ne se satisferait pas que des violations de règles dans l’utilisation de l’argent public demeurent non sanctionnées ! Cela n’est pas acceptable, surtout dans un contexte de crise des finances publiques et de sensibilité extrême des citoyens à la bonne gestion des deniers publics.
Où en est-on du chantier lancé par le ministère de la Justice en novembre dernier en vue de dépénaliser le délit de favoritisme au profit d’infraction financière ?
Véronique Hamayon – Le groupe de travail vient de remettre ses conclusions (NDLR : relire "Vers une dépénalisation du favoritisme : le nouveau chantier du ministère de la Justice"). . Mais elles n’ont pas été publiées. A ce jour, on ne connaît pas les suites qui seront données à cette étude. Quoi qu'il en soit, cette idée de dépénaliser une partie du délit de favoritisme, pour les cas où il n’y a pas d’enrichissement personnel ou de détournement, n’est pas nouvelle. Et, vous l'aurez compris, j'y suis plutôt favorable...
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