Simplifier la commande publique ? «Chiche !»

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« Les catégories binaires sont dangereuses parce qu'elles effacent la complexité du réel au profit des schémas simplistes et contraignants »
Elisabeth Badinter


Dimanche soir, journal de 20h00 d’une grande chaîne de télévision : « Et maintenant, notre grande enquête : acheter local en circuit court ! ». C’est la queue de la comète "crise des agriculteurs". Après un micro-trottoir montrant que les français se tournent désormais vers leurs marchés locaux pour acheter français et bon, le responsable d’une centrale de restauration collective explique au journaliste que, pour assurer la restauration collective des écoles, d’un Ehpad et de quelques autres services administratifs, et bien oui … « On est pas sûr d’être à 100 % dans les clous ; mais, oui, on joue avec le code de la commande publique pour acheter local ».
Ode à la débrouillardise "sur le terrain" (autrement dit, "nécessité fait loi") déjà louée lors de la crise covid : « Le code de la commande publique n’a pas eu d’effet. De toute façon, en ce moment, on fait un peu ce que l’on veut… » (relire "[ITV Express] "Je crains le retour du carcan administratif" »").
 

« On a la chance d’avoir un juriste ! »

Le responsable reconnaît donc avoir une lecture souple du Code de la commande publique… être à la frontière. Mais il explique, comme un dédouanement personnel, qu’il bénéficie de l'expertise d’un juriste. Et se félicite d’un "service" dont malheureusement toutes les petites communes ne bénéficient pas.

Alors, il va falloir se mettre d’accord : ou bien la commande publique a passé le stade du juridisme ; ou bien l’achat public reste un art compliqué, l’exercice une compétence de contournement bien agencé qui relève de l’expertise d’un juriste bien capé… Autrement dit, pas d’achat public légal ou performant sans juriste.
Voilà qui contrarie quelque peu l’image de l’achat public nouveau, moins juridique et plus économique (relire "[Tribune ] Jean-Marc Peyrical : « A la recherche du Contract Manager »").
 

« Normes françaises : trop c’est trop ! »

Lecture du café comptoir du lundi matin : un grand quotidien national fait lui sa " Une "de lundi sur les normes et le fâcheux appétit français pour leur empilement, bien indigeste. C’est la fronde des agriculteurs qui la justifie encore. Même si en réalité le sujet est loin d’être nouveau ; c’est même un "marronnier" : « Les acheteurs publics commencent à avoir l’habitude de naviguer au gré des modes sociétales et de devoir régulièrement intégrer dans leurs actes et décisions les buts et autres desideratas qui en découlent » (relire "Commande publique : le triple procès intenté au législateur" ou relire "Réglementation de la commande publique : n’en jetez plus !").

Un marronnier dont le Gouvernement (comme à peu près tous les autres avant lui...) c’est aussi emparé. Parmi les conclusions de l’analyse des résultats du rapport final de consultation des "Rencontres de la simplification" rendu public le 24 janvier (relire "Plus simple ; moins de démat ; plus d’accompagnement : «l’appel des entrepreneurs»"), les entreprises demandent une meilleure adaptation de « la construction des normes et les marchés pour servir au mieux les besoins des TPE, ne pas leur faire subir les mêmes charges que les grandes entreprises ou encore leur permettre un accès plus grand aux marchés publics ». La CPME (relire "Simplification : les 80 propositions de la CPME") demande la simplification des cahiers des charges et des procédures en réduisant le nombre de documents demandés.
 
Petit aparté - Il ne serait pas étonnant que la lutte contre les normes (elles qui viennent toujours d"en haut"), alimente les débats sur la décentralisation et la différenciation par le renforcement du pouvoir normatif local...
 

Complexité

De la complexité, de fait, il y en a. Même le Conseil d’Etat s’en est ému dans son dernier rapport public : « malgré les efforts réalisés par les administrations pour tenir compte de la satisfaction des usagers, « l’appareil administratif de notre pays s’est complexifié dans son organisation (décentralisation, ouverture à la concurrence…), y compris territoriale (métropolisation, périurbanisation), et dans son fonctionnement (numérisation) » (relire "La commande publique... jusqu'au dernier kilomètre ?").

S’agissant plus précisément de la commande publique, le Conseil d’Etat considère que les règles applicables à la commande publique « (...) ont pu avoir un effet dissuasif, notamment sur les petites entreprises, la multiplicité et la complexité des formalités administratives associées aux appels d’offre des marchés publics (...) ». Et de façon prémonitoire, il assène : « subsiste dans l’opinion l’idée que les marchés feraient le jeu des acteurs économiques les plus importants, d’où la multiplication des appels à l’introduction de mécanismes de préférence locale dans les règles d’attribution des marchés publics ».

Un ras-le-bol de la complexité ? Pas étonnant ! La moindre note de la DAJ suscite des interrogations de fond et de forme (lire "Pas de notation du critère prix sans une vision économique des marchés publics "). Autre indice d'une complexité bien installée, la récurrence (là aussi, un « marronnier » ?) de ses notes sur la détection et le traitement des OAB (lire "Traitement des OAB : les explications de la DAJ").
In fine se pose la question : mais à qui s’adresse la réglementation : aux juristes ou aux citoyens ?
 

Le bon goût des choses simples

Admettons que la réglementation doit être accessible à tous. Pour répondre à l’appel à la simplification, deux lignes se dessinent.

La première invite à faire simple, pour tous, acheteurs et fournisseurs. Mais Sophie Lapisardi s’insurge sur la voie qui consisterait à former aux subtilités de l’achat public non les acheteurs, mais les fournisseurs : « On répond à la demande de simplification pour l’annonce de guides et de formations pour les entreprises. On marche sur la tête ! Le boulot d’un chef d’entreprise, ce n’est pas de se former pour présenter son offre ! ». Selon l’avocate, c’est bien aux acheteurs de savoir rendre tout plus simple.
Elle suggère même un petit exercice aux acheteurs publics : « regardez un CCTP avec les yeux d’une entreprise ! »… (Revoir "achatpublic invite… Sophie Lapisardi :« Simplifier n’entraine pas de risque juridique… au contraire !"). Une suggestion qui n’est pas sans rappeler une des demandes de la CPME : « les entrepreneurs aimeraient que l’administration se mette plus souvent dans leurs chaussures ».
 
Petit aparté - Dans la radio du matin, et dans cette veine de "vis ma vie de fournisseur", certains forcent un peu le trait (non ?). Michel Edouard Leclerc reproche aux acheteurs publics de ne pas négocier, comme lui le fait : « Si en France, on avait cette culture anti-inflation, si on avait demandé aux gestionnaires de cantines et aux gestionnaires dans les collectivités locales qui font des appels d’offres de remettre en cause tous les contras dès l’année dernière, on aurait pas été obligé d’imposer aux français d’une inflation aussi importante ».

Pour revenir sur terre, à la lutte contre la complexité, et toujours selon Sophie Lapisardi « On peut faire des choses simples et accessibles sans perdre en sécurité juridique. C’est juste une nouvelle compétence à acquérir ! »

L’autre école, encore balbutiante, consiste à prendre le sujet de la complexité de la commande publique à bras le corps. Nicolas Charrel lance une croisade sur les réseaux sociaux à « tous ceux qui aiment la commande publique » : « Alors CHICHE ! Et si on travaillait sur une feuille de route collective sur le sujet pour aider à avancer ? ». Car pour l’avocat « se pose la question de l'atteinte du seuil de tolérance sur la multiplication des normes également dans la commande publique, les injonctions contradictoires pour un achat performant et enfin, le sentiment que les acteurs de la commande publique passent plus de temps à contrôler les normes (ou les justifier) qu'à préparer le fond d'un achat ».
 

Trois alternatives... pas faciles

La question de la complexité se décompose donc en trois alternatives, chacune à évaluer :
1- C’est à l’acheteur, avec sa casquette de juriste, de rendre digeste l’empilement de normes, et à « oser à se débarrasser des contraintes et limites (que les acheteurs) s’ajoutent ou qu’on (leur) impose sans qu’elles existe dans qu’elles existent vraiment dans la réglementation ou l’hyper règlementation », comme s’interroge en réponse à Nicolas Charrel une directrice de la commande publique.

2 - C’est aux fournisseurs de s’armer pour accéder à la commande publique, y compris en s’appuyant sur la pléthore de guides, par secteur d’achat et selon les procédures et seuils. Mais avec une question : à qui s’adressent réellement ces guides et autres fiches techniques ?

3 - C’est au monde de l’achat public dans sa globalité de résoudre le problème, en posant au législateur les termes d’un achat public juridiquement plus simple, et donc conforme à sa mission d’achat efficace.

Quelle que soit la piste à suivre, elle marque de toute façon l’échec du législateur et du pourvoir réglementaire à faire simple. En tout cas "accessible"…