Le prix dans les contrats publics : une nouvelle Bataille d’Hernani ?

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"Rien de plus futile, de plus faux, de plus vain, de plus nécessaire que le théâtre"
Louis Jouvet


La Bataille d'Hernani, c’est la polémique et les chahuts qui entourèrent, vers 1830, les représentations de la pièce Hernani, de Victor Hugo. Une polémique aux motivations autant esthétiques que politiques, et terrain d'affrontements entre les "classiques", partisans d'une hiérarchisation stricte des genres théâtraux, et la nouvelle génération des "romantiques", aspirant à une révolution de l'art dramatique. Une polémique qui, avec le temps, paraît vaine, voire disproportionnée.
Est-ce le cas des discussions autour de l’intangibilité du prix dans les contrats publics ?

C’était, en tout cas, le débat de la rentrée 2022, qui agitait le monde de la commande publique : peut-on envisager une révision sèche du prix ? Le 22 septembre 2022, l’avis du Conseil d’Etat, finalement sollicité par la Direction des affaires juridiques (DAJ), était rendu public, pour trancher la question. Mais sur le terrain, et après le recueil des premières réactions "à chaud" (relire "Modification du prix dans les contrats : l’avis du Conseil d’Etat au banc d’essai de la "sphère achat public" et "[Interview] Laure Bédier (DAJ) : "Les réponses du Conseil d'Etat à nos questions ont permis de lever des ambiguïtés""), il fallait s'en assurer : tout cela était-il bien utile ?

On peut en douter, à la lecture de notre enquête menée auprès des acheteurs publics (lire "Gestion de la hausse des prix dans les contrats publics : où en est-on ?"). Pour résumer la tonalité générale de leurs réponses à nos questions : « oui, c’est mieux de pouvoir s’appuyer sur l’avis du Conseil d’Etat »... Suivi d’un : « de toute façon, il fallait de la souplesse », puis d’un : « d’ailleurs, on avait déjà commencé à agir »...
Mais alors... les acheteurs publics sont donc totalement émancipés de la DAJ et du Conseil d’Etat ?
 

Au-delà du prix

L’avis du 15 septembre 2022 est bien souvent perçu une confirmation : « il a confirmé ce qu’un certain nombre d’entre nous considérait comme étant possible » ; et en ce sens, apporte une « assise juridique ». Certains services l’avaient "anticipé", cet avis, en formalisant en interne une doctrine pour répondre à la problématique de la hausse des prix dans les contrats publics. D’ailleurs, comme le rappelle l’un des acheteurs interrogés, cela fait plusieurs années que la question du prix et de l’approvisionnement s’impose dans l’achat public : « la succession de crises a en réalité sollicité l'acheteur public au-delà de la question du prix. Cette situation a appelé une vision élargie de la gestion des marchés publics et la modernisation des pratiques achats, car le fond et la souplesse ont dû prendre le pas sur la forme.»
 

Les vertus d’un avis... sans surprise

En réalité l’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022, au-delà de rassurer les acheteurs qui auraient pu douter, présente au moins trois séries d’avantages.

Le premier, c’est d’éteindre, d’un coup sec et définitif, une polémique : « non, le principe d’intangibilité du prix n’est pas ... intangible. C’est un principe : il admet donc des exceptions. Point. On passe à autre chose ».

Deuxième avantage : la crise a été comme une piqure de rappel : cette période a permis de « remettre au cœur des stratégies achat la question de la révision et du choix des indices qui, parfois, était quelque peu négligée ». Mais surtout, l’affaire révèle et appelle à une vision enfin élargie de la mission achat : « le fond et la souplesse ont dû prendre le pas sur la forme. Les risques à gérer en priorité sont désormais la rupture d’approvisionnement, une mauvaise gestion logistique et le risque lié à une mauvaise gestion des négociations dans le cadre des hausses de prix ».

Dernier avantage, et non des moindres, c’est cette "autre chose". L'avis permet de rappeler la demande constante des acheteurs à une plus grande souplesse.
Souplesse, non pas au sens de procédures dérogatoires, à titre expérimental ou temporaire, ou autre relèvement de seuil, dont le Gouvernement abuse. Non, "souplesse" au sens de confiance accordée à l’acheteur. Après tout, le Gouvernement sait aussi appeler à sa responsabilité et mettre en avant sa professionnalisation !
Ce que « l’affaire » de la révision du prix rappelle, c’est que la souplesse que réclament les acheteurs s’appuie sur la confiance, et leur conscience de ce que achat public signifie. Ils appellent incidemment à une lecture pragmatique du code et de la jurisprudence administrative.
En filigrane, derrière l'apologie, si ce n'est la revendication, du pragmatisme, de la souplesse et de l'efficacité, on devine un appel renouvelé à l’élargissement de la procédure de négociation ... et surtout à un assouplissement de la lecture stricte qu’en donne le Conseil d’Etat (relire "S’adapter aux nouvelles exigences de la procédure avec négociation" et "La négociation en procédure formalisée toujours cadenassée").
 

Dernier acte, plein de louanges

Le dernier acte de la pièce "Révision des prix dans les contrats publics" s’achève sur un constat de professionnalisme étendu. Certes, la question de la prise en compte du "contexte extérieur" à l'exécution du marché occupe particulièrement l'acheteur (relire, par exemple : "Marché de travaux : quels fondements possibles à un surplus de rémunération ?" - "Marchés de travaux : surcoûts indemnisables et travaux supplémentaires" - "Indemnisation au titre de l’imprévision : par avenant ou par convention « ad hoc » ?" - "Imprévision : Quelle est la période pour considérer le bouleversement de l’équilibre du contrat ?" ou encore "Le calcul du seuil de modification de faible montant du prix des marchés publics prend- il en compte les avenants conclus sur le fondement de l'imprévision ?").
Mais l'affaire est désormais entendue, et "de notoriété publique" : l’acheteur public est bien ce professionnel dont la mission s’exerce au-delà du respect de la conformité juridique des procédures de passation, pour nécessairement aller jusqu’ à l’exécution des marchés, et donc en s’assurant du volet approvisionnement. Voire de la conscience du nécessaire soutien du tissu économique local (lire "[Interview] Arnaud Latrèche : "Informer les candidats évincés, cela participe au renforcement de l’efficacité de l’achat public").


Finalement, cette grande pièce de théâtre dramatique, la "crise des prix dans l’achat public" a révélé tous les talents d’un acteur essentiel, au jeu aussi complexe que subtil : l’acheteur public.
A quand un "Molière" ?