Achat public durable : changement de destinataires ?

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« La patience est la force des faibles ; l'impatience est la faiblesse des forts »
Emmanuel Kant

Avouons-le : une loi qui concerne la commande publique, on l’aborde toujours avec intérêt, mais aussi appréhension : « enfin, ils vont simplifier, ou cadrer les choses ! » ; un intérêt mâtiné aussi d’un « Qu’est-ce qu’ils vont encore nous inventer ? ».
La loi "Industrie verte" n’échappe pas à ce paradoxe. D'emblée, elle semble emporter une part de déception : au final, on a pu seulement identifier 5 mesures concernant la commande publique (lire "Loi "Industrie verte": les 5 nouvelles dispositions environnementales du Code de la commande publique"). Les premières réactions sur les réseaux sociaux sont révélatrices : « Quelle déception ! ». « Tout ça pour ça ... » ; « cette loi n’apporte rien à ce qui préoccupe les acheteurs ! »
Acheteurs publics, n’ayez pas la dent si dure ! Tout s’explique.
 

Une forte charge politique

D’abord, c’est une loi avec une très forte charge politique.
Un indice révélateur, c’est le changement d’intitulé de la loi : d’un projet de loi de "ré-industrialisation verte", on est passé en cours examen parlementaire à "Industrialisation verte", pour aboutir à "Loi industrialisation verte". Oui, les mots ont un sens... ou une visée politique.
N’oublions pas qu’il s’agissait pour le Gouvernement d’apporter une réponse rapide (et visible !) aux difficultés d’approvisionnement mises à jour avec les crises successives, qu’il s’agisse de technologies nouvelles (batteries et autres panneaux solaires) ou de produits essentiels (médicaments). Mais aussi pour répondre à un enjeu et une demande de souveraineté, si ce n’est européenne, à tout le moins nationale (relire "[Tribune] Achat public : La France, nouveau moteur d’une Europe en panne de souveraineté").
 

Deux objectifs : le temps et l’argent

La loi "Industrie verte" n'a jamais dissimulé ses objectifs : il faut permettre la ré-industrialisation très rapidement. A ce titre, l’essentiel ne porte pas sur la commande publique, mais sur le droit de l’urbanisme et les enquêtes environnementales : on allège les procédures ; on contracte les délais. Deux procédés qui passeraient bien mal s’ils étaient appliqués de façon générale au code de la commande publique.
L’objectif "financement" est censé être atteint par un crédit d’impôt « investissements industries vertes » et la mobilisation de l’épargne privée pour financer l’industrie verte.

Cela étant, cela ne signifie pas le droit de la commande publique n’est pas sollicité. Le marché global de performance énergétique à tiers financement en témoigne (Voir "achatpublic invite... Grégory Berkovicz : "tout, vous saurez tout sur le nouveau MGP énergétique"). En passant, notons que Me Grégory Berkovicz relève aussi une forte charge politique dans le choix du nouveau dispositif contractuel posé par la loi n° 2023-222 du 30 mars 2023. Le législateur a choisi à dessein d’accoler la formulation « à tiers financement » plutôt que "à paiement différé" pour le nouveau marché global de performance énergétique : « c’est du marketing juridique !»

Ces mêmes leviers "temps" et "financement" sont à la base des PPA (Power Purchase Agreement) pour l'achat d’énergie (relire "PPA : une brèche législative dans le principe de durée limitée des marchés publics ?").
Gagner du temps... On retrouve bien évidement cet objectif dans le dispositif dit de "reconstruction en urgence" (relire "Reconstruction en urgence : la nouvelle procédure de passation de la commande publique" et "Reconstruction en urgence : la commande publique assouplie pendant 9 mois").


Autrement dit, la ré-industrialisation verte se focalise sur le financement et la rapidité de mise en œuvre des projets. Des leviers que l’on ne peut asséner globalement au droit de la commande publique… Mais cela reste tout à fait possible en "sectorisant" et en créant des outils dédiés... hors code et/ ou à titre expérimental.
 

Achat durable : un tempo déjà fixé

En termes d’achat durable, la loi "Industrialisation verte" ne pouvait-elle en faire plus ? Pas facile...

D’abord, la loi "Climat et résilience" du 22 août 2021 a fixé des échéances fortes, avec la fin notamment du critère unique du prix en 2026. Difficile de bousculer sans dégât cet agenda… Ensuite, le calendrier législatif se complique : de nombreuses dispositions environnementales, comme le contrôle des émissions de gaz à effet de serre des prestataires et les exclusions possibles en conséquence sont prévues dans le cadre d’une loi de transposition de directive. Ce qui explique le montage un peu surréaliste de la loi "Industrialisation verte" qui introduit des dispositions à la loi prévue pour la transposition de ladite directive. Là, cela relève de la mécanique légistique fine !
En gros, à verdir la commande publique à tout bout de champ et à toutes occasions législative et réglementaire, l’acheteur public risque de perdre le fil…

D’autant plus que ce qu’il attend, cet acheteur public, ce n’est pas tant de nouvelles réglementations que des outils. L’impatience se fait sentir : acheter en coût de cycle de vie, bien sûr… Mais comment ? Selon 'article 36 de la loi "Climat et résilience", « au plus tard le 1er janvier 2025, l'Etat met à la disposition des pouvoirs adjudicateurs des outils opérationnels de définition et d'analyse du coût du cycle de vie des biens pour les principaux segments d'achat. Ces outils intègrent le coût global lié notamment à l'acquisition, à l'utilisation, à la maintenance et à la fin de vie des biens ainsi que, lorsque c'est pertinent, les coûts externes supportés par l'ensemble de la société, tels que la pollution atmosphérique, les émissions de gaz à effet de serre, la perte de la biodiversité ou la déforestation ».

2025… c’est demain ! Le Gouvernement, sous pression, annonce une plateforme d’outils pour 2024 (lire "Définition et analyse du coût du cycle de vie des biens : une plateforme en 2024")
 

Achat durable : changement « de cible » ?

Autre explication de la faible teneur en commande publique de la loi "Industrialisation verte " : un changement de cible. 
On peut estimer que le reflexe "achat durable" est acquis par les acheteurs publics. Pour aller plus loin, et sans leur en demander plus, l'idée est de cibler autrement : c'est désormais sur les prestataires qu’il faut désormais appuyer. C’est tout le sens de la montée en puissance de la RSE et de la tendance à renforcer le contrôle de l’exécution des marchés (relire "Evaluation de l’exécution des marchés : un chantier complexe à décliner " - "Cap sur l’évaluation des fournisseurs : quelques conseils à suivre" - "[Tribune ] "Le plan de progrès dans un marché public, un outil au service de la Performance de l’achat" et "[Tribune] L’évaluation des fournisseurs, nouveau levier de la performance Achats").

Comme l’explique Sébastien Taupiac cette semaine dans nos colonnes, « Il ne peut y avoir d’achats durables sans offres durables et donc sans engagement pérenne des acteurs économiques » et ce d’autant plus que « pour continuer de croître dans les années à venir, les entreprises n'auront pas d'autres choix que d'intégrer pleinement la RSE dans leurs modèles d'affaires » (lire "[Tribune] Sébastien Taupiac : "L’évaluation des fournisseurs est à un tournant historique").
 

Le standard en attente

Pour revenir à la loi "Industrialisation verte", on se souvient, au stade du projet de loi, de la mise en place envisagée d’un "Standard EEE" (Excellence Environnementale : « Des normes environnementales incontestables et indiscutables au niveau national comme au niveau international », grâce auxquelles les entreprises justifient, en amont d’une éventuelle demande de l’acheteur, de travailler en analyse de coût de cycle de vie. « Avec à la clé un gain de temps pour l’acheteur public, tout en l’assurant que les entreprises qui répondent à ce standard EEE ne sont pas, en réalité, dans une démarche de "greenwashing" » nous expliquait le député Bruno Millienne, "co-pilote" du groupe de travail chargé de de préparer le volet commande publique du projet de loi (relire"[Interview] Bruno Millienne : « Simplifier la commande publique durable, grâce au standard "EEE"»).

On a pu constater, cette semaine, à quel point le Conseil d’Etat souhaite donner plein effet au principe des attestations (lire "Attestations fiscale et sociale transmises hors délai : l'attribution du marché public reste possible").

Evacué de la loi Industrialisation verte, nul doute que ce "Standard EEE" réapparaîtra bientôt… dans un nouveau véhicule législatif.