[Tribune] Le localisme dans la commande publique : entre rêves et réalité

partager :

« Il est une stratégie politiste de la commande publique qui m’exaspère, me fait hérisser le poil et me consterne, c’est le localisme». Franck Barrailler, directeur de la commande et de l'achat public du département de la Seine Saint Denis, s'interroge sur les intentions réelles et la " faisabilité" du localisme dans la commande publique. L'occasion, aussi, de tester ChatGPT ...

Il est une stratégie politiste de la commande publique qui m’exaspère, me fait hérisser le poil et me consterne, c’est le localisme. Selon Wikipédia, « le localisme (du latin locus, lieu) est une doctrine qui consiste à privilégier ce qui est local sans toutefois se fixer de limites frontalières, afin de favoriser la démocratie participative, la cohésion sociale et l'économie de proximité, donc l'emploi local et la préservation de l'environnement via une moindre empreinte écologique liée au transport de personnes et de marchandises. »
Cet article a une double caractéristique. Commencé en novembre 2022, il est le fruit d’un échange avec Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d’Achatpublic.info, qui m’a convaincu de poursuivre la rédaction de cet article en avril 2023. L’autre caractéristique est qu’il est certainement le premier article publié sur achatpublic.info qui a été conçu en partie avec l’outil CHATGPT.
 

Le localisme en pratique

Dans les pratiques, le localisme dans la commande publique fait référence à l'utilisation d’éléments d’appréciation locaux indirects dans le processus de sélection de leurs fournisseurs par les acheteurs. Le but de cette approche est de favoriser notamment, l'insertion économique et sociale des entreprises locales, en leur donnant accès à des marchés publics, qui autrement pourraient leur être fermés ou pour lesquels l’accès leur serait plus difficile.
Il existe plusieurs manières détournées de mettre en œuvre le localisme dans la commande publique, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici car elles sont présentées dans de nombreux sites internet et dans de nombreuses rédactions qui en dressent le portrait mieux que moi. Face à ces pratiques, le Conseil d’Etat a même entrouvert la porte, dans une décision de décembre 2019 (CE 20 décembre 2019, Société Edeis c/ Département de Mayotte, req. n° 428290), dans laquelle il a admis un sous-critère par lequel une collectivité évalue les retombées des offres sur l’emploi local, dans le cadre d’une délégation de service public.

Dans la pratique, les chiffres sont éloquents pour les bons élèves du localisme. Quelques exemples nous permettent de nous en assurer.

En premier lieu, la Région Auvergne Rhône Alpes (chère à mon cœur) qui annonce que 86 % de sa dépense publique est adressée à des entreprises locales. En deuxième lieu, la collectivité du Grand Besançon Métropole qui indique qu’en 2021, 37 % de ses titulaires de marchés proviennent de la collectivité, 53 % sont dans le Département et 67 % dans la Région. En troisième lieu, les Ville de Strasbourg et l’Eurométropole de Strasbourg qui affichent 75 % des achats avec des entreprises bas-rhinoises, 80 % avec des entreprises alsaciennes et 90 % des achats auprès des entreprises de la Région Grand Est. Enfin, le SPASER (Schéma de Promotion des Achats Socialement et Ecologiquement Responsables) des Conseil départementaux des Yvelines et des Hauts de Seine, qui mentionne dans son axe n°1 : « la proximité autour de la dynamisation du tissu économique, la simplification des formalités administratives, l’accès à l’information et la réduction des délais de paiement. » Certains diront que ces collectivités sont en avance sur leur temps et qu’il s’agit de précurseurs en la matière…

Les objectifs politiques du localisme dans la commande publique peuvent varier en fonction de la région et de la situation spécifique. Toutefois, voici quelques exemples courants d'objectifs politiques qui peuvent être poursuivis par le localisme dans la commande publique :
  • favoriser l'insertion économique et sociale des entreprises locales, en donnant accès à des marchés publics aux entreprises locales, les pouvoirs publics pouvent soutenir leur développement et leur compétitivité ;
  • stimuler l'économie locale, en favorisant les entreprises locales, les pouvoirs publics peuvent contribuer à dynamiser l'économie de la région et à créer de l'emploi ;
  • renforcer les liens sociaux et la cohésion territoriale : en favorisant les entreprises locales, les pouvoirs publics peuvent contribuer à renforcer les liens entre les différents acteurs de la région et à améliorer la qualité de vie des habitants ;
  • favoriser l'innovation et la durabilité : en incluant des clauses spécifiques dans les cahiers des charges des appels d'offres, les pouvoirs publics peuvent encourager les entreprises locales à innover et à adopter des pratiques durables.
     

Les origines de cette stratégie remise sur le devant de la scène

Tout semble commencer en 2016 à Angoulême, première collectivité française à introduire la "clause Molière" dans ses marchés, comme une volonté de développer le tissu économique local. Par la suite, la loi du 28 février 2017 pour les Territoires d’Outre-Mer, autorise pour les marchés supérieurs à 500 k€, la possibilité d’imposer aux soumissionnaires de présenter un plan de sous-traitance prévoyant la participation de PME/TPE locales.

C’est d’ailleurs en 2017 que l’histoire s’accélère avec l’élection présidentielle. Chaque candidat y va de sa formule : « 75% de la commande publique pour les entreprises produisant en France » (Nicolas Dupont-Aignan) ; « Favoriser nos entreprises en exigeant un mécanisme de commande publique européen permettant à chaque État d’en réserver une part à ses entreprises nationales » (Yannick Jadot) ; « La priorité nationale s’appliquera pour les marchés publics » (Marine Le Pen) ; « Il faut un protectionnisme qui fasse que l’État et les collectivités locales achètent français » (Jean-Luc Mélenchon) ; « Privilégier les entreprises françaises via la commande publique » (Eric Zemmour).
Une tendance qui se poursuit bel et bien dans le cadre de la dernière élection présidentielle : « Réviser la politique d’achat de l’État : l’objectif prioritaire sera d’acheter local, plutôt que d’acheter toujours moins cher » (Emmanuel Macron) ; « Réviser le Code des marchés publics pour favoriser les entreprises locales » (Jean-Luc Mélenchon) ; « Réformer la commande publique pour instaurer une préférence au local dans la restauration scolaire, hospitalière et administrative » (Valérie Pécresse).
 

Le localisme dans la commande publique : rêve et réalité

Mais pourquoi, me direz-vous, critiquer le localisme puisqu’il semble que cette stratégie soit communément admise ? Pour plusieurs raisons, il me semble que cette stratégie est inique de nos jours.
Un dévoiement de l’idée de départ sur deux aspects.
Tout d’abord la volonté d’acheter "français"évoquée plus haut, par les hommes politiques nationaux, qui s’est transformée en localisme, c’est-à-dire en promotion de l’achat public local, sans que cette notion ne soit explicitée ni définie dans la pratique de la commande publique. Notons tout de même une certaine méconnaissance des hommes politiques nationaux quant à la commande publique,  puisque nous ne pouvons pas affirmer qu’actuellement les entreprises étrangères trustent la commande publique française.

Ensuite un changement de paradigme. Un glissement d’une intention louable au départ, qui consistait en une volonté d’aider les PME/TPE pour un meilleur accès à la commande publique, alors que ces mêmes PME/TPE constituent le gisement majeur d’emploi en France, pour se tourner ainsi vers le favoritisme local. Ainsi, les décideurs locaux confondent localisme et accès des PME/TPE à la commande publique car pour aider les PME/TPE il conviendrait de faire du localisme.

Faut-il encore rappeler qu’en application du droit européen et de la Constitution (principes fondamentaux de la commande publique à valeur constitutionnelle), il a toujours été interdit de favoriser les entreprises locales. Ceci constitue un pilier de la règlementation européenne de laquelle découle le Code de la commande publique français. En cela, les juges européens ou administratifs, au moment d’interpréter les règles, ont toujours adopté une position extrêmement restrictive vis-à-vis des acheteurs qui, directement ou indirectement, prenaient des mesures pour favoriser les entreprises locales. Il faut aussi préciser que les objectifs de la commande publique, qui sont la bonne gestion des deniers publics et l’efficacité de la commande publique, ne prévoient nullement de favoriser les entreprises locales. Code de la commande publique qui ne consacre pas non plus un objectif d’achat local dans ses dispositions.

La stratégie de localisme peut entraîner une inefficacité économique, car elle peut empêcher les pouvoirs publics de sélectionner les meilleurs fournisseurs au meilleur prix


Aussi, qu’en est-il du choix de l’offre économiquement la plus avantageuse dans la commande publique et du pilier consistant à rechercher une offre économique raisonnée et raisonnable ? La stratégie de localisme peut entraîner une inefficacité économique, car elle peut empêcher les pouvoirs publics de sélectionner les meilleurs fournisseurs au meilleur prix. En effet, si les critères locaux sont trop restrictifs, ils peuvent limiter la concurrence et empêcher certaines entreprises de participer aux appels d'offres, ce qui peut conduire à des surcoûts pour les contribuables. A l’heure où tous les budgets des collectivités sont contraints et qu’il est plus facile de faire 5 % de gains sur les achats que sur la masse salariale, la question mérite d’être posée. Aussi, la Chambre Régionale des Comptes de la Région Auvergne Rhône Alpes, dans une décision « Commune de Cusset », indique, pour un marché de denrées alimentaires : « Les modalités d’approvisionnement présentes n’offrent pas les meilleures conditions de négociation des prix avec un surcoût constaté de 40 % des coûts alimentaires ».

Par ailleurs, le localisme dans la commande publique peut être discriminatoire envers les entreprises et violer les règles de l'Union européenne en matière de libre circulation des biens et des services. En effet, si les pouvoirs publics accordent des avantages aux entreprises locales, cela peut créer un déséquilibre de la concurrence et donner un avantage injuste aux entreprises locales par rapport aux autres. En effet, quid de l’entreprise lyonnaise qui a son siège dans cette belle Région Auvergne Rhône Alpes et qui souhaite développer son activité à Bordeaux ou Lille ?

Enfin, les partisans de l’achat local pousseront-ils la logique jusqu’au bout en appliquant des pénalités financières, prévues au contrat, si l’entreprise locale retenue délocalise ses activités et son siège social dans une autre région, un autre département, une autre ville ? Des résiliations pour motif d’intérêt général, ou des décisions de non reconduction du contrat pour une année supplémentaire seront-elles prononcées également si les entreprises sont dans la même situation que celle évoquée ci-dessus ? Le localisme est ainsi plus difficile à mettre en œuvre que de telles clauses qui pourraient trouver leur place dans les CCAP des acheteurs publics, sans frein particulier, puisque le contrat consacre l’intention des parties. Par ailleurs, les modifications de contrat (avenants) pourraient être un terreau fertile pour mettre en place de telles dispositions.

Tel Monsieur Jourdain dans "Le bourgeois gentilhomme" ?

Au moment de conclure cet article, un doute affreux m’assaille…
En promouvant moi-même les rencontres avec les fournisseurs pour faire connaître les achats du Conseil départemental de Seine Saint Denis, en présentant les projets emblématiques de la collectivité aux entreprises et en tentant de créer du lien avec ces prospects, ne fais-je pas comme Monsieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir ? Ne mets-je pas le doigt, sans le savoir, dans l’engrenage du localisme, en faisant sans le savoir… du localisme ?